Une évidence, avant même de commencer : je n’écrirais pas du tout le même texte s’il était destiné à un public allemand. Or, dès que je m’adresse à des Français, les défauts d’Angela Merkel ont l’air de vouloir se transformer automatiquement en qualités. Ses particularités dont les Français se moquent si volontiers et avec un dédain resté intact depuis l’époque de Madame de Staël, tout ce qui leur paraît allemand chez elle, je me surprends à le revendiquer aussitôt et à m’en sentir solidaire. Or, du point de vue français, à quoi ressemble la chancelière ? C’est une femme corpulente, lourdaude, mal fagotée, dépourvue de toute forme de goût, d’élégance et de raffinement ; avec cela, plutôt gentillette et inoffensive si elle n’était à ce point rigide et bornée et si elle ne se trouvait par hasard à la tête d’une nation puissante. Eh bien, il me suffit de l’apercevoir ainsi, à travers des yeux français, pour qu’elle m’apparaisse instantanément aimable. Il me semble alors qu’elle me représente à plus d’un titre ; en tant que caricature d’Allemande au moins autant que par sa qualité de chancelière. D’abord, bien sûr, elle me représente électoralement parlant – et même si je n’ai pas voté pour elle et n’ai pas l’intention de le faire – puisque nous sommes dans une démocratie. Or, la fameuse rigueur, l’austérité tant décriées ne sont-elles pas le propre de notre caractère national avant de qualifier une certaine forme de politique économique ? 

Angela Merkel me représente dans la mesure où elle incarne – du moins, aux yeux des autres – l’Allemagne. Si le président de la République est, ainsi qu’on l’entend souvent, « le visage de la France », la chancelière, elle, est le visage – et le corps, la démarche, les gestes, l’accent, la coiffure et l’habillement – de l’Allemagne. Bref, Angela Merkel, c’est moi. C’est un Moi qui me hante et auquel je n’ai cessé de vouloir échapper depuis trente ans, sans succès. J’y échappe moins que jamais lorsque la chancelière est représentée avec une petite moustache hitlérienne, comme dans certains journaux grecs récemment. Ou bien quand elle est montrée en gardienne de camp d’extermination, promettant à des Grecs amaigris, en haillons, de supprimer leur dette s’ils entrent dans la chambre à gaz qu’elle leur désigne, comme dans ce dessin de Riss que j’ai vu circuler l’autre jour sur les « réseaux sociaux » (d’où il a l’air d’avoir disparu depuis). Dans ces occasions-là, je ressens douloureusement à quel point cette chancelière me représente, moi, et tout Allemand, quel que soit son âge. C’est d’autant plus étonnant que, par bien d’autres côtés, elle m’est plus étrangère qu’un Espagnol ou un Suédois. Elle a passé les trente-cinq premières années de sa vie en RDA. Pour faire valider sa thèse de physique, obtenue d’ailleurs avec la mention summa cum laude, il lui a fallu d’abord prouver que, durant ses études, elle avait approfondi de façon substantielle ses connaissances en marxisme-léninisme. Elle a vécu longtemps dans un monde que je ne connais que par ouï-dire, par des livres ou le cinéma, et dont j’imagine que, plus que le nôtre, il devait forger ou révéler un caractère. Et elle a trouvé moyen de ne pas s’y compromettre et de n’espionner personne, ce qui ne semble pas avoir été si facile ni si fréquent. Pour moi, née à l’Ouest, la RDA était un pays pauvre, gris et triste dont les habitants étaient condamnés à vivre reclus chez eux, sauf pour aller approfondir leurs connaissances en marxisme-léninisme en Pologne ou en Russie. Pour aller en Allemagne de l’Est ou simplement la traverser sans même sortir de l’autoroute, il fallait un visa, alors qu’il suffisait d’un simple passeport pour voyager en France ou en Angleterre. Bref, Angela Merkel, c’est moi, née sur une autre planète. 

Chez les politiques, il y a les idées qu’ils prétendent mettre en pratique et il y a ce qu’ils sont. Idéalement, il n’y a pas de gouffre entre les deux. Prenons Cahuzac : on n’avait pas besoin qu’on nous révèle son compte à Singapour pour savoir à quoi s’en tenir. Comment quelqu’un qui s’est enrichi grâce à un cabinet de chirurgie esthétique dans le VIIIe arrondissement de Paris pourrait-­­il être un instant crédible comme ministre « socialiste » ? 

Angela Merkel n’est certainement pas la personne dont j’aurais rêvé à la tête de mon pays. Mais si on lui trouve un jour un compte aux îles Caïmans, si elle se met à bâillonner la presse allemande, à corrompre un juge ou à faire construire des murs à l’intérieur ou autour de son pays, je veux bien être guillotinée, puisque nous sommes en France. D’ailleurs, avons-nous entendu un autre chef d’État affirmer, face à l’afflux de réfugiés, que « le droit d’asile ne connaît pas de limite supérieure », que ceux qui sont en danger, quel que soit leur nombre, doivent être accueillis ?

Voilà où ça me mène : s’il est une chose que je n’aurais jamais imaginé écrire, c’est un éloge d’Angela Merkel. Eh bien, c’est fait. Pire encore, c’est aussi le mien ! 

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