Si vous deviez rédiger la notice de Christo et Jeanne-Claude dans un dictionnaire, quels mots retiendriez-vous ?

L’expression fondamentale serait celle d’« art contemporain ». Christo s’inscrit dans ce paradigme qui a pris la place de l’art moderne et dont la dynamique repose sur la transgression. Cela consiste pour lui à dépasser la forme classique du tableau encadré ou de la sculpture sur socle et à sortir l’art du musée. J’insisterais aussi sur l’aspect éphémère de ses œuvres : il propose des installations temporaires dans l’espace public.

Quel est l’élément qui vous a le plus marqué, à l’époque de votre étude sur le Pont-Neuf empaqueté, en 1985 ?

L’originalité de son choix : ils emballent un élément du paysage urbain complètement en prise avec le quotidien, sur lequel il y a continûment du passage, de la circulation, des bus. De l’empaquetage de cet ouvrage d’art – le plus vieux pont de la capitale –, il fait une œuvre d’art.

C’est une phase importante dans son parcours, car elle correspond à la phase entrepreneuriale. Comme ces installations sont très coûteuses et qu’il refuse tout mécénat et tout argent public, il a inventé un dispositif économique original en créant une entreprise avec sa femme Jeanne-Claude : la CVJ Corporation.

Quelle est la répartition des rôles entre Christo et Jeanne-Claude ?

C’est un binôme. La dimension conceptuelle et artistique lui incombe, et notamment la réalisation de nombreux dessins préparatoires. C’est ce qu’ils appellent le software. La gestion est prise en charge par le couple qui s’entoure de juristes, de comptables, de tous les experts nécessaires. C’est le hardware. Les dessins de Christo sont vendus très cher à des collectionneurs, et cet argent permet de financer la réalisation de l’installation. Des produits dérivés comme des photos, des films y contribuent aussi. Chaque installation monumentale apporte un supplément de crédit au nom de Christo et lui donne la possibilité de lancer de nouveaux projets. Chaque succès assure davantage de sa notoriété et accroît la cherté des œuvres sur le marché.

Entre l’empaquetage du Pont-Neuf et celui de l’Arc de Triomphe aujourd’hui, discernez-vous une évolution ?

Je dirais qu’en trois ou quatre décennies, les monuments emballés sont devenus un phénomène commun : en 1985, on ne voyait pas encore dans les grandes villes de bâtiments en travaux recouverts de grandes bâches ! Mais la publicité s’est emparée depuis de cette technique qui n’existait pas. Avec ce nouveau projet d’empaquetage à l’Arc de Triomphe, il y a une redondance qui s’accorde mal avec la grammaire de l’art contemporain.

Sur un autre plan, ce qui est frappant, c’est que, Christo ayant conçu le projet et réalisé les dessins préparatoires avant sa disparition, on n’a plus besoin de lui pour l’exécution.

Son œuvre peut-elle continuer à prospérer après la réalisation de ce dernier projet ?

Non, car tout repose sur les dessins préparatoires de la main de l’artiste. Et là, on retrouve des exigences d’authenticité artistiques très anciennes, que ce soit dans l’art classique ou dans l’art moderne. Sans ces dessins, il n’y a pas de valorisation marchande possible.

Est-ce un entrepreneur d’art ou un artiste ?

Il est les deux, et c’est ce qui est intéressant. Il invente ce dispositif économique qui lui donne une autonomie, car il y a suffisamment d’amateurs, de collectionneurs, de musées qui achètent à prix fort ses dessins. Peut-être l’expérience qu’il a faite des pays de l’Est dans sa jeunesse lui a-t-elle donné la volonté de ne pas dépendre des autorités politiques.

Est-il selon vous un artiste emblématique du capitalisme ou pensez-vous au contraire que son art offre des points de résistance au marché de l’art ?

Je crois que cela n’a rien à voir avec un enjeu politique. Il n’y a ni révolution ni réaction. En revanche, qu’il soit parvenu à faire comprendre et accepter à beaucoup de personnes qui ne connaissaient rien à l’art contemporain, et même à l’art en général, que ce qui était sous leurs pieds constituait une œuvre d’art, ça c’est une vraie révolution cognitive !

Quelle est l’œuvre qui vous touche le plus ?

Le Pont-Neuf empaqueté, bien sûr, parce que c’est l’œuvre qui m’a fait découvrir le travail de Christo. Elle représente un défi socio-politico-économique phénoménal : il a fallu surmonter des obstacles administratifs et politiques énormes. Christo et Jeanne-Claude ont été admirablement entourés et conseillés. Christo payait de sa personne, parvenait à convaincre ses interlocuteurs, élus, hauts fonctionnaires ou encore paysans, dans le cas par exemple de Valley Curtain, à Rifle dans le Colorado, entre 1970 et 1972…

L’une des caractéristiques de ses installations est qu’elles sont temporaires. S’agit-il, dès lors, d’œuvres d’art ou d’événements artistiques ?

Il n’y a pas de différence. Ce sont des œuvres d’art événementielles et des événements artistiques. Les deux sont totalement liés puisque, comme tout événement temporaire – deux semaines, en l’occurrence –, c’est forcément spectaculaire, exceptionnel. Et savoir que cela a coûté une fortune et que cela sera brûlé ensuite, après quinze jours, c’est pour certains très violent, inacceptable…

Sacrilège…

Oui, sacrilège, parce qu’une œuvre d’art, dans l’esprit des gens, c’est fait pour rester, et ce qui coûte très cher n’a pas à être gaspillé, même si c’est de l’argent privé.

Cette proposition a transgressé l’exigence de pérennité, qui est constitutive de la représentation commune d’une œuvre d’art. Simplement, sont pérennes les dessins dans les collections. Les installations sont temporaires, les dessins restent, patrimonialisés ! Ce n’est donc que partiellement transgressif.

Comment réagit le public devant ses installations ?

Si on parle « du » public, on s’interdit de voir ce dont il s’agit. Il faut distinguer plusieurs publics. Il y a les amateurs d’art, qui connaissaient déjà l’œuvre de Christo ; les amateurs d’art moderne, qui ne comprennent pas l’art contemporain parce que ce n’est pas un art qui reflète l’intériorité de l’artiste (ce sont les plus réticents) ; et puis le grand public, partagé entre l’appréciation de l’aspect ludique ou du défi technique, et le rejet. Ce qui m’intéressait, en 1985, c’était d’étudier toute la gamme des réactions face au Pont-Neuf, et d’en saisir la logique.

Est-on en présence d’un art démocratique ou d’un art qui s’impose verticalement ?

Oh ! les deux, mon général !… Il y a en effet l’artiste-roi qui dialogue avec les sommités pour obtenir l’autorisation d’exposer dans des lieux publics, dans des lieux historiques, et puis une dimension populaire, dont il était probablement très content, pas tant par un souci de démocratisation que par une volonté de transgresser les frontières habituelles de l’art. Il voulait sortir du cercle des initiés pour s’adresser à des gens qui n’étaient pas, a priori, des amateurs d’art. C’est la grammaire de l’art contemporain : on transgresse les limites, quelles qu’elles soient. En art moderne et en art contemporain, l’artiste se doit d’être singulier, novateur, mais une œuvre d’art contemporain ne doit pas se contenter d’innover formellement, comme le faisait le cubisme, par exemple : elle doit modifier les frontières de l’art. Les artistes contemporains passés à la postérité étaient très conscients de la nécessité d’être toujours les premiers à transgresser une nouvelle limite.

À qui pensez-vous ?

Aux artistes du pop art, aux États-Unis, ou au mouvement des Nouveaux Réalistes, en France, avec par exemple Yves Klein et son exposition dite du « Vide », ses monochromes ; César et ses compressions ; les affiches déchirées de Mimmo Rotella et de Jacques Villeglé… Sans compter tout l’art conceptuel hérité de Marcel Duchamp. Ils ont complètement bouleversé la définition même de ce que pouvait être une œuvre d’art.

À quel courant se rattache Christo ?

Au Land Art. À l’intérieur du genre de l’installation, le Land Art, apparu aux États-Unis vers les années 1970, invente des modifications monumentales de l’espace naturel. Christo peut se rattacher à ce courant par ses empaquetages, qu’il a été le premier à proposer : après lui, tout artiste qui empruntera cette voie sera considéré comme un simple suiveur. Il faut rappeler qu’avant d’avoir inventé l’empaquetage, il avait installé une barricade de barils de pétrole à Paris, rue Visconti en 1961. C’était déjà de l’art contemporain.

Vous insistez, dans votre étude, sur la croyance, la magie nécessaires pour que ces moments artistiques se déploient. Que voulez-vous dire ?

Je ne suis plus très en phase avec ce vocabulaire… J’étais encore très bourdieusienne à l’époque, mais aujourd’hui je trouve que c’est une réduction au religieux un peu facile. La magie, c’est une façon métaphorique de dire que Christo a réussi à faire accepter aux gens qu’une chose – un pont – pouvait être autre chose que ce qu’ils pensaient – une voie de passage –, et que des ficelles et du tissu pouvaient constituer une œuvre d’art. Je ne dirais plus aujourd’hui que c’est de la magie : c’est un travail de déplacement des frontières mentales. Par exemple, la toile déplace à la fois la limite entre ce qu’est le pont et ce qu’il n’est pas, et entre ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas.

Peut-on comparer la réception du Pont-Neuf empaqueté à celle des colonnes de Daniel Buren (Les Deux Plateaux), dans la cour du Palais-Royal, en 1986 ?

Christo, c’était une installation temporaire ; Buren, c’est pérenne. Christo, c’était une initiative privée ; Buren, une commande d’État. Cela fait deux grosses différences. Buren a été en butte à des associations de défense du patrimoine. Pas Christo, car son installation ne durait que quinze jours. Dans son cas, les réactions ont été très diverses, mais cela ne s’est pas durci.

Dans votre livre L’Élite artiste, vous parlez de la « sainteté » de Van Gogh, du « génie » de Picasso et de l’« héroïsme » de Duchamp. Duquel de ces modèles Christo est-il le plus proche ?

Sûrement pas du saint, car le saint est grand par ses souffrances, et ce n’est pas son cas. Il représente plutôt un mélange d’héroïsme et de génie. Le héros est grand par ses actes, et la dimension entrepreneuriale fait de lui une espèce de démiurge qui parvient par sa conviction à obtenir de ce qu’il veut. La dimension géniale ne vient pas seulement de ce qu’il était un grand plasticien, un grand dessinateur, mais aussi et surtout de ce qu’il a inventé une modalité originale du genre de l’installation à l’intérieur du paradigme contemporain. Ce pour quoi il est passé à la postérité. 

 

Propos recueillis par Maxence Collin et Laurent Greilsamer

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !