L’étymologie de « travail » ne procède pas innocemment de l’instrument de torture avec lequel on entravait jadis l’animal de trait. Il n’est pas non plus sans raison présenté par la mythologie chrétienne comme une damnation consécutive au péché originel. Aristote justifiait l’esclavage clairement ; Platon avec des finasseries ; les penseurs chrétiens ont fait de même pendant des siècles en rappelant que, si Adam n’avait pas goûté du fruit défendu, nous n’en serions pas là ; Marx n’a jamais voulu abolir le travail mais le parfumer à l’eau de rose communiste ; Stakhanov a même dit qu’il était un sport socialiste haut de gamme ; Hitler affirmait à l’entrée des camps de la mort que le travail rend libre : ses intellectuels lui avaient pêché l’idée dans les Principes de la philosophie du droit de Hegel qui n’était pas sans avoir lu Kant ; Pétain trouvait qu’avec la Famille et la Patrie, c’était une excellente chose. Il n’y a eu que le gendre de Marx, Paul Lafargue, pour publier un magnifique Droit à la paresse afin de faire rendre gorge à cette religion du travail.

Le travail, quand il a été analysé, l’a rarement été dans sa relation au corps du travailleur : punition ontologique, nécessité de la production, obligation de nourrir la caste des prêtres, des guerriers et des rois, libération de l’homme, réalisation du dessein de Dieu, moteur de la technique, les analyses oublient toujours le corps du prolétaire, le corps du travailleur, le corps de l’ouvrier, le corps de l’artisan. 

De ce corps-là, il n’a jamais été question dans les livres que j’ai lus, même s’ils parlaient en faveur du prolétariat. La philosophie dominante excelle dans l’art de la prestidigitation : comme le magicien fait sortir le lapin du chapeau, le philosophe fait disparaître le corps du travailleur dans la tombe où le labeur le conduit plus rapidement que celui de l’oisif.

En revanche, ce corps-là, je l’ai connu avant même de savoir lire : c’était le corps de mon père, ouvrier agricole. Il avait neuf doigts : le dixième s’était trouvé écrasé par le timon d’un chartil le jour qu’un cheval emballé avait fini sa course dans un mur. J’ai connu les mains de Picasso ou de Léger avant de savoir à quoi elles ressemblaient chez ces peintres : c’étaient les siennes, larges comme des battoirs, fortes, épaisses, rudes, pas faites pour les caresses, mais pour tenir la pelle et la fourche, la pioche et la bêche – pour ouvrir et fermer le couteau qui signalait le début et la fin du repas aussi… C’étaient des outils qui maniaient des outils. Ces mains-là, ce sont aussi celles de mon petit frère qui travaille aujourd’hui à l’entretien du gros matériel dans une carrière de graviers.

Ces mains montrent que le travail fabrique un corps. Quand j’ai travaillé dans une fromagerie, adolescent, un ouvrier qui faisait le même geste depuis des années avait développé une physionomie particulière : il faisait saillir en riant un muscle du haut de son avant-bras que je n’ai vu que chez lui, une excroissance fabriquée par le travail.

Le travail manuel use les corps des hommes et des femmes, abîme les dos, casse les reins, tasse les vertèbres, courbe l’échine, tord les os ; il atteint l’âme, il cisaille les cœurs. Un jour, il exige des médicaments, des antalgiques, des anxiolytiques, des antidépresseurs, des somni­fères, des psychotropes, des drogues, de l’alcool.

Depuis peu, ceux qui organisent l’enfer du capitalisme sont eux aussi touchés, les pauvres chéris : on parle alors de burn out. Le burn out, c’est, bien souvent, l’ancien accident du travail, mais quand il arrive à ceux qui causent les accidents du travail des autres. Quand un paysan ruiné se pend, c’est un suicide ; quand c’est son banquier qui l’a ruiné et déprime, mais ne se pend pas, c’est un burn out. C’est pas très romain ; normal : c’est contemporain.  

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