Un succès ambivalent
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Depuis son lancement à la mi-janvier, le grand débat voulu par le président de la République suscite des réactions passionnées et contrastées. Force est de constater qu’il est inédit dans ses modalités. Certes, la mise en place de plusieurs dizaines de rencontres publiques dans toute la France sur plusieurs mois n’est pas une entière nouveauté. Entre novembre 2009 et janvier 2010, un très contesté débat sur l’identité nationale, organisé à l’initiative de Nicolas Sarkozy, avait réuni 23 000 personnes lors de 227 débats locaux, et reçu 50 000 contributions sur Internet. S’il est encore trop tôt pour savoir si de tels chiffres seront atteints, l’impact et l’ampleur de la concertation actuelle montrent qu’elle diffère des tentatives précédentes. Par son ambition de couvrir un ensemble large de sujets, par l’engagement personnel d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe dans son organisation et son déroulement, par l’appétence à laquelle il répond et par la pluralité des profils des participants – dont seule une étude sociologique pourra dire si elle est représentative de la société française –, le grand débat est déjà, à sa manière, un succès.
Du point de vue du pouvoir, il a dès à présent produit des effets bénéfiques. Il a permis à l’exécutif d’enrayer le mouvement des Gilets jaunes qui menaçait d’immobilisme la suite du quinquennat. La figure du chef de l’État, vilipendée depuis plusieurs mois, bénéficie de ce répit. La remontée d’Emmanuel Macron dans les sondages témoigne d’une restauration – pour l’instant timide – de la confiance dans son dynamisme et sa volonté de réforme.
Du point de vue démocratique, la volonté de laisser s’exprimer la colère populaire tout en la canalisant peut constituer une catharsis pour les mécontentements. Cette libération n’est pas sans poser de difficultés : elle confronte les élites politiques, intellectuelles et médiatiques à une parole brute, confuse, parfois injuste, souvent contradictoire. Elle dit à la fois le rejet du personnel politique et la critique des fonctionnaires, la dénonciation du « coût » de l’immigration et la peur pour l’avenir. Elle raconte surtout le sentiment d’abandon d’une France qui se sent oubliée.
Une telle expression demeure essentielle en ce qu’elle permet une participation jusqu’alors empêchée. Parce qu’elle est conflictuelle, elle ouvre également la voie à la délibération et à la négociation. Elle introduit de la politique « par effraction » dans un débat public habituellement corseté. Moyennant quoi, elle délégitime les explosions de violence corollaires du mouvement des Gilets jaunes, pour qui l’autisme du gouvernement justifiait l’usage de la force (« ils ne nous écoutent pas autrement »).
Contrairement au défouloir anonyme des réseaux sociaux, le grand débat permet en outre une confrontation physique à l’occasion de laquelle les citoyens peuvent exprimer sur la place publique leur refus d’une société individualiste et morcelée. Ce faisant, il rappelle certains traits marquants de la culture politique française : le goût de la discussion (et de la polémique), une appétence pour la chose publique et un sens profond de la justice sociale, qui tranchent avec l’apathie démocratique qui est trop souvent la norme dans les démocraties des pays développés.
Si la prise de parole est un pas en avant, elle ne résout pas toutes les questions soulevées par les Gilets jaunes et par la crise démocratique que connaît la France. Les inquiétudes affleurent déjà sur « l’enfumage » du grand débat ou ses chances de voir les revendications soulevées obtenir des réponses gouvernementales. Une série d’interrogations se fait jour sur les modalités de prise en compte de cette parole : que vont devenir les interventions des citoyens ? Qui va en faire la synthèse et les faire remonter ou les recevoir ? Comment le gouvernement peut-il les prendre en compte dans leur pluralité et leur richesse et y apporter des réponses précises et concrètes ?
Au-delà des modalités techniques du dialogue citoyen et de ses conséquences, ces enjeux rappellent, comme le souligne le philosophe Daniel Innenarity, le caractère foncièrement décevant de la démocratie. Parce qu’elle n’est pas en mesure de donner des réponses fixes et définitives aux difficultés et aux revendications qui traversent la société, elle ne parvient jamais à épuiser la conflictualité et la frustration au cœur de son fonctionnement.
Mais le véritable problème posé par le grand débat est ailleurs, et il est double. Il tient d’abord à la conception qu’il promeut du système politique : sans intermédiaires ni contre-pouvoirs, un dialogue direct est instauré entre les revendications populaires et le pouvoir. Plus de Parlement, plus de médias, plus d’organisations collectives comme les partis ou les syndicats pour porter la parole et effectuer une médiation avec l’exécutif ; place à une relation verticale dont on pense un peu vite qu’elle sera forcément plus libre, alors même qu’elle expose les divisions citoyennes face à un pouvoir uni, donnant l’avantage au second sur le premier.
En outre, la manière dont s’établit la délibération publique, qui prend plutôt la forme d’une exposition de doléances, pose la question fondamentale de la répartition du pouvoir. Par principe, « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » se caractérise par l’indétermination des positions de pouvoir. Nul n’est propriétaire d’une charge et les citoyens peuvent, en théorie à tout moment, redéfinir librement les modalités de leur association et de leur organisation. Or, le grand débat ne prétend pas proposer une nouvelle répartition du pouvoir, ni discuter d’une transformation profonde des institutions, pourtant au cœur du mouvement des Gilets jaunes. Tout au plus propose-t-il des amendements mineurs aux structures de la Ve République, comme une meilleure prise en compte du vote blanc ou l’extension de la portée du référendum.
Lorsque des intervenants au débat pointent les violences policières, le rejet du monde de la finance, la démocratie accaparée par les lobbys et les banques ou le devoir d’insurrection, ils disent leur souhait de subvertir un ordre politique et social donné. Ils manifestent une insatisfaction, constatée de longue date dans toutes les enquêtes sur la confiance dans la démocratie française, à l’égard de l’ordre actuel du pouvoir. Cette parole-là ne sera pas, bien évidemment, prise en compte. Comment le pourrait-elle, alors même que le gouvernement a pour objet premier de ramener et de conserver l’ordre des choses ?
La part de mystification que revêt dès lors la démarche de ce débat citoyen apparaît au grand jour. Elle vient rappeler que la politique est avant tout affaire de rapport de force. On peut débattre sans fin, laisser s’exprimer une parole citoyenne, voire l’écouter sincèrement et tenter d’y répondre. Si ceux qui tiennent les micros et ceux qui les demandent sont toujours les mêmes, les mêmes causes continueront, encore et encore, à produire les mêmes effets.
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