À quel besoin répond ce grand débat ?

Pour nos concitoyens, à un besoin important de reconnaissance. Chacun veut être reconnu, respecté, entendu. Contrairement aux confrontations d’hier basées sur des chocs idéologiques collectifs, les confrontations d’aujourd’hui sont poussées par des problématiques de survie individuelle. Sur les ronds-points, on a la concentration de personnes qui imaginent leur futur dégradé, avec l’impression que l’élite politique les néglige. Le grand débat est un moyen de pouvoir exprimer ses sentiments, sa colère, ses espérances, ses inquiétudes. C’est aussi une manière de demander aux gouvernants d’être sur le même pied, dans un endroit où se passe une réappropriation d’un échange politique. Par exemple dans une salle. Il n’y a pas de privilège de tribune, pas de filtre aux questions. C’est un échange direct, physique, qui casse la perception d’un pouvoir qui n’écoute pas. 

Est-ce un exercice risqué pour l’exécutif ? C’est un pari. Mais ce peut être aussi une formidable preuve d’intelligence de la part d’un président qui n’hésite pas à se confronter au public. Un exercice nouveau sous la Ve République. Le monde entier observe ce qui se passe en France et comment nous pourrions redonner un souffle nouveau à notre démocratie en articulant la démocratie représentative et la démocratie délibérative.

Faisons-nous l’apprentissage d’une démocratie directe ?

Nous sommes dans un moment de vitalité démocratique. L’élection présidentielle a clairement exprimé que les Français ne se reconnaissaient plus dans un système politique qui privilégiait les stratégies de pouvoir au détriment des projets. Ils attendaient du président une réponse à leurs angoisses face à un libéralisme qui, poussé dans ses excès, fragmente la cohésion du corps social et ne répond pas aux exigences de bien-être des personnes. Cet exercice de réappropriation d’un territoire – les ronds-points –, d’expression d’un pouvoir – bloquer la circulation –, de port d’un uniforme – le gilet jaune pour se reconnaître –, cette convivialité qui permet de renouer une socialisation, tout cela tend à reconstruire un corps politique. Ce corps doit rencontrer ceux qui sont en charge de gérer l’État. C’est une rencontre nécessaire. Il faut saluer la participation des citoyens qui viennent avec leurs préoccupations, celle des maires qui interpellent avec pertinence les élus politiques afin que ces derniers retrouvent le sens de l’humain. L’attitude du président montre qu’il y aura un avant et un après le mouvement des Gilets jaunes. Ce grand débat est un point de passage obligatoire, pas un point de fermeture.

Il n’y avait pas eu assez de débats pendant les premiers 18 mois du nouveau pouvoir ?

En réalité, cette demande était ancrée en profondeur dans la société. L’élection du candidat Macron était l’expression de la contestation d’un système qu’on a vu craquer aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en Italie. Un phénomène conjoncturel a rencontré un phénomène structurel, et c’est ce qui a provoqué cette éruption citoyenne. 

Sur fond de déception ?

L’élection d’Emmanuel Macron traduisait l’attente d’un projet politique porteur d’espérance. La séquence qui consistait à relancer d’abord la création de richesses avant de les redistribuer a été interrompue par une conjoncture défavorable liée aux 80 km/h en province, au prix des carburants, à l’augmentation de la fiscalité écologique. La révolution macronienne de contestation du système, les gens ne l’ont pas vue. C’est pourquoi ils disent au président : on ne vous a pas élu pour ça. Il faut restaurer le fil de l’élection ! Une écoute s’imposait, et pour écouter il fallait échanger, afin que le dialogue l’emporte sur la violence. C’était important d’offrir des lieux citoyens où ce dialogue se fasse dans le respect de l’autre et qu’un processus nouveau se mette en place.

Comment faire aboutir ces paroles et les propositions qu’elles portent sans décevoir les participants ? 

Le pouvoir que le vote a légitimé doit être respecté. Mais ce pouvoir doit en retour être attentif à la légitimité de la contestation, car le mouvement a su durer et obtenir le soutien d’une partie de la population. Il doit s’établir un respect réciproque entre les deux parties. Certains, au nom de la légitimité, voudront le respect de l’ordre. D’autres, au nom de la contestation, voudront le renversement de l’ordre. Ces deux extrêmes, contraires au dialogue, vont engendrer des troubles, de la frustration, des positionnements politiques. Je suis plus sensible à celles et ceux qui, dans leur grande majorité, veulent être des citoyens responsables qui débattent, participent aux décisions, les comprennent et apportent leurs contributions. 

Deux mois, c’est long et court à la fois…

La quantité considérable des données fait qu’enfermer le processus dans un calendrier très court me paraît incompatible avec la nécessité de les traiter. Il faudra répondre au délai bref souhaité par le président pour dégager des interrogations lourdes et fortes dès fin mars afin d’apporter des réponses. Mais pour respecter la parole multiple qui se sera exprimée, on devra prévoir une temporalité plus longue, et imaginer des forums citoyens permanents. Il deviendra probablement nécessaire de créer des instances citoyennes pour permettre, dans un monde qui change à toute vitesse, d’ajuster la décision. Il ne peut y avoir, d’un côté, ceux qui revendiquent le droit privilégié d’analyser les changements et de déterminer la meilleure façon de s’y adapter et, de l’autre, ceux qui subissent leurs choix.

Pouvez-vous développer cette idée ?

Quand je présidais le CESE, j’avais souhaité plus de décentralisation, avec des pouvoirs réels accordés aux régions, aux départements et aux collectivités locales, l’État devenant comme une fédération de régions. J’imaginais l’Assemblée nationale avec des députés porteurs de l’intérêt européen et national, le Sénat en chambre des Länder, et un CESE en maison du futur, du dialogue social et des citoyens. Mais cette voie ne s’est pas concrétisée. J’ai donc proposé, avec d’autres, la création d’une quatrième chambre. Elle aurait eu la capacité de demander aux autorités politiques de définir quelques questions stratégiques : le réchauffement climatique, l’indépendance énergétique, la place du travail dans la société. D’autres questions fondamentales auraient émergé du côté des citoyens, sur le pouvoir d’achat, sur le contrat social liant actifs et retraités, sur le système de protection sociale. Certains de ces thèmes auraient été approfondis par des remue-méninges régionaux, la vitalité citoyenne étant stimulée par des professionnels éclairant les enjeux. On aurait pu imaginer des événements – que j’appelle « démocrathons » – associant médias, pouvoirs et citoyens, aujourd’hui si éloignés les uns des autres, pour médiatiser ces débats et montrer l’intelligence collective à l’œuvre. Je verse à nouveau cette réflexion politique à l’ordre du jour. 

En quoi la situation reste-t-elle inquiétante aujourd’hui ?

D’abord un constat : les civilisations qui ont traversé les millénaires ont en commun une obsession, la priorité donnée à la cohésion de leur corps social. N’oubliez pas que la valeur d’une société tient d’abord dans sa capacité à se battre pour ses plus fragiles, ses plus vulnérables. Or, nous vivons aujourd’hui dans une communauté d’intérêts. De Gaulle l’avait dit à sa manière : « Quand les peuples défendent des intérêts, ils se déchirent ; quand ils défendent des causes, ils se transcendent. » Trois forces structurent nos sociétés : l’espérance, la peur et la tentation de quitter la règle – refuser l’impôt, travailler au noir… Si l’environnement écrase l’individu dans son quotidien, celui-ci n’a plus que deux solutions : se détruire ou détruire le système. 

Ce grand débat démocratique peut-il recréer du lien entre les Français et leurs représentants ?

Ce qui est au cœur de la contestation, c’est la sensation de fragilité des personnes qui, faute de confiance dans leur futur et faute d’estime de soi, sont en quête de protections. Avant le mouvement des Gilets jaunes, cette aspiration existait dans le « Indignez-vous ! » de Stéphane Hessel, ou encore dans le mouvement Nuit debout. Ce que j’appelle une formidable vitalité politique, c’est le refus des peuples de subir un capitalisme qui favorise l’optimisation des capitaux et crée une concurrence entre les travailleurs par la stagnation des salaires. On satisfait le consommateur en détruisant le social. La France a les meilleurs managers, mais qui sait redonner aux gens le bonheur de vivre ? C’est difficile d’être pauvre dans un pays riche, d’être surdiplômé et payé au smic. La mésestime de soi engendre une quête de pouvoir. On assiste aujourd’hui à une révolte des humiliés. Je n’existe que dans la confrontation avec l’autre, surtout s’il est plus puissant que moi. Comme élève, si je conteste mon prof, je suis quelqu’un ; jeune de banlieue, si je tape un flic, j’existe. Si j’utilise la justice pour attaquer mon patron, j’existe. Sur les ronds-points, je retrouve la jouissance du pouvoir de bloquer le pays et de créer un rapport de force avec le politique. 

Comment sortir de ce qui apparaît parfois comme un dialogue de sourds ?

Il faut réapprendre le sens de la controverse, qui manifeste le droit à la différence. S’enrichir de la parole de qui ne pense pas comme nous. Aujourd’hui, l’individu revendique son choix personnel, au point d’être en contradiction totale avec les idéaux qu’il prétend défendre. Au nom de la liberté d’expression, il va s’en prendre au journaliste qui ne dit pas ce qu’il a envie d’entendre… On assiste à une radicalisation des rapports sociaux. Pour être de droite, il faut être plus de droite. Pour être de gauche, il faut être plus de gauche. Au nom de la liberté, on conteste à l’autre le droit de penser différemment. C’est un moment dangereux. 

Est-ce que les peuples ont toujours raison ? 

Il ne faut pas confondre leurs angoisses légitimes et l’obligation pour les décideurs de distinguer l’opinion éclairée de l’opinion subie. Dans ses Mémoires, Churchill rappelle que pendant que Hitler réarmait l’Allemagne, les populations française et anglaise soutenaient le désarmement pour protéger la paix. Alors, comment prendre une décision éclairée face à la cécité populaire ? 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

Vous avez aimé ? Partagez-le !