Raymond Queneau - La fourmi et la cigale
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Une fourmi fait l’ascension
d’une herbe flexible
elle ne se rend pas compte
de la difficulté de son entreprise
elle s’obstine la pauvrette
dans son dessein délirant
pour elle c’est un Everest
pour elle c’est un Mont Blanc
ce qui devait arriver arrive
elle choit patatratement
une cigale la reçoit
dans ses bras bien gentiment
eh dit-elle point n’est la saison
des sports alpinistes
(vous ne vous êtes pas fait mal j’espère?)
et maintenant dansons dansons
une bourrée ou la matchiche
Battre la campagne
© Éditions Gallimard, 1968
Au xviie siècle, Jean de La Fontaine prenait pour modèle le poète grec Ésope. La Fourmi, qui n’était pas prêteuse, condamnait à la famine l’imprévoyante Cigale. Au xxe siècle, quel changement ! Sous la plume de Raymond Queneau, les voici qui dansent ensemble. En 1968, dans Battre la campagne, le romancier et poète à la culture encyclopédique s’amuse souvent avec les fables de son aîné. Des reprises à l’allure bonhomme qui préfèrent les assonances aux rimes, le prosaïsme aux apprêts. Queneau répète « pour elle », fait bégayer les verbes arriver et danser, invente l’adverbe patatratement pour une atmosphère ludique, enfantine. Jusqu’au choix d’une danse exotique, la matchiche, qui nous promet le soleil du Brésil. Ce que la sagesse cruelle de La Fontaine semble lointaine ! Faut-il y voir un effet des bouleversements philosophiques autant que de la fantaisie quenienne ? Car en 1789 la Déclaration des droits de l’homme pose comme objectif le bonheur de tous. Une promesse que Queneau prolonge avant-guerre dans l’inachevé et millénariste Traité des vertus démocratiques. La démocratie véritable est soumise à une transformation spirituelle. Et l’amour est la seule vertu. L’écrivain professe alors un non-agir taoïste, un désengagement du politique. Si sa pensée évolue dans les décennies suivantes, elle influence la création de nombre de personnages aux marges de la société. Et sans doute peut-on reconnaître dans la chute de la fourmi cette leçon orientale : il est une saison pour chaque action. Et dans la danse finale, hors toute considération partisane, le rythme effréné d’un rêve fraternel.
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