Selon les études de la Sofres, une majorité de Français estimaient dans les années 1970 que le personnel politique français était honnête. En avril 2016, l’enquête annuelle d’Ipsos sur les fractures françaises indique que 72 % de nos compatriotes jugent que « la plupart des hommes et des femmes politiques sont corrompus ». Un renversement radical et un résultat non seulement massif, mais en progression extrêmement rapide, supérieur de dix points à ce qu’il était en 2013. Et qui ne prend pas en compte la dernière série d’affaires questionnant les liens entre argent et politique : derniers développements de l’affaire Cahuzac, ministre du Budget, et de son compte en banque dissimulé bien entendu ; mais aussi, plus récemment, condamnation de Claude Guéant, ancien secrétaire général de l’Élysée et ancien ministre, dans l’affaire des primes en liquide du ministère de l’Intérieur ; emplois présumés fictifs d’assistants parlementaires européens du Front national ; affaire relative à la rémunération de l’épouse de François Fillon et de ses enfants. À l’évidence, quelque chose s’est rompu dans une opinion publique qui n’est pas simplement désabusée mais exaspérée. Quoi exactement ? Et pourquoi ?

Il y a d’abord, tout simplement, une meilleure connaissance de la réalité. Avec des lois de plus en plus contraignantes et efficaces en matière de transparence, mais aussi des investigations journalistiques plus poussées, l’opacité d’antan a largement sauté. Les Français découvrent donc le fond d’une marmite qui, jusqu’à une date récente, possédait un couvercle de fonte. En ayant accès à tout ou presque – rémunération du personnel politique, patrimoine de certains élus, régimes spéciaux, avantages en nature, etc. –, ils comparent le statut des politiques, notamment des élus nationaux, et le leur. Cette comparaison est à l’origine d’un changement radical.

Cela change tout, en effet, parce que la transparence intervient dans un contexte de perte de prestige de la politique et de la fonction de représentant. Un prestige et un respect en baisse, pour cause d’inefficacité perçue, de moindre importance accordée à la politique elle-même, et de sentiment de ne pas être, précisément, correctement représenté. En cela réside le premier élément de tension qui accompagne la transparence.

Mais cela change tout, aussi, parce que la vie des Français a elle-même changé : ils se vivent et se savent plus vulnérables qu’avant. Ils peuvent ainsi être mis à la porte de leur entreprise pour des écarts de conduite parfois jugés véniels. Enfin, et c’est fondamental, l’ascenseur social est en panne : les deux tiers des Français pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux, et plus de 60 % que leur propre avenir est bouché. Quand l’ascenseur social fonctionne, on se préoccupe en général moins des avantages des autres, en particulier de ceux du personnel politique. Quand le « descenseur social » est en route, la comparaison rend insupportables les rentes de situation et les écarts en matière de vulnérabilité. 

Pour ces trois raisons – transparence, perte de prestige du politique et vulnérabilité accrue des Français –, une nouvelle grille d’analyse apparaît, qui déborde largement celle du légal et de l’illégal : elle relève du juste et de l’injuste, du légitime et de l’illégitime, du décent et de l’indécent. Elle renvoie donc à des perceptions plus subjectives : où se situe la juste rémunération du personnel politique ? À 2 000 ou à 3 000 euros quand le salaire médian net mensuel est de 1 700 euros ? À 5 000 euros ? Davantage ? Où commence l’indécence ? Dans le fait de faire travailler son épouse et ses enfants ? Dans le montant de leur rémunération et l’ampleur des sommes en jeu ? Dans l’existence d’un monde (trop) abrité et (trop) confortable, même si tout est parfaitement légal ?

L’honnêteté n’est donc plus un critère que l’on oppose à la seule malhonnêteté, à la corruption. Aujourd’hui, un élu peut être perçu comme malhonnête sans avoir « piqué dans la caisse », comme l’on disait autrefois, et cela uniquement parce qu’on le soupçonne à tort ou à raison de cumuler, même en toute légalité, trop d’avantages jugés indécents.

Ce qui se joue en creux dans l’explosion de cette nouvelle sensibilité, c’est l’effacement d’au moins quatre arguments qu’on jugeait auparavant importants pour justifier cette différence : 1) l’idée que la politique doit attirer les meilleurs et qu’il ne faut pas les laisser se tourner dans des proportions grandissantes vers un secteur privé beaucoup plus lucratif ; 2) l’acceptation que les décisions prises sont lourdes d’effets induits et que de telles responsabilités doivent être correctement rémunérées ; 3) la prise en compte de carrières interrompues, éventuellement difficiles à reprendre en cas de défaite électorale ; 4) la nécessité d’avoir un personnel politique suffisamment payé pour éviter toute tentation et, au final, le fléau de la corruption. Tout cela est de nos jours faiblement audible, n’opère plus ou très peu.

La demande, l’exigence, est au contraire que l’élu se consacre exclusivement au bien commun. Cela signifie que ce qui le concerne lui – son statut, ses garanties, ses avantages – doit être revu à la baisse. Mais aussi qu’il est et qu’il sera de plus en plus difficile d’exercer un mandat national – c’est différent pour les mandats locaux – en même temps qu’une activité privée dont on pourrait penser qu’elle est « boostée » par le mandat lui-même : avocat d’affaires, conseil, etc. Certaines sont déjà encadrées, d’autres non.

Ces tendances peuvent être extrêmement dangereuses. Il y a d’abord une injustice à l’égard de milliers d’élus parfaitement intègres et totalement dévoués à la recherche du bien commun. Ensuite, quand le droit, la légalité finissent par peser si peu, il y a un fort risque d’explosion. On entre alors dans une dimension où peu de choses sont bornées, où tout peut être matière à soupçons et critiques. Ce n’est pas rendre service à la démocratie. Plus que jamais, il est donc nécessaire et urgent de mettre en place un véritable statut de l’élu alors que cette question constitue depuis plus de vingt ans un serpent de mer du débat politique. 

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