C’était un état d’esprit
C’était un état d’espritTemps de lecture : 4 minutes
Au Maroc, ma génération a été élevée dans l’esprit de la gauche française. Elle a été notre référence, notre espoir, notre refuge. Le Parti communiste avait un statut à part. Par gauche, nous entendions progrès social, justice pour les démunis, égalité de l’homme et de la femme (émergence de l’individu), primauté de l’intérêt national sur le particulier, solidarité avec les peuples opprimés ou vivant sous occupation coloniale. Dans notre esprit, la gauche se confondait avec une fraternité par-delà les frontières, une générosité rejetant l’égocentrisme d’une partie de l’Occident.
La gauche, c’était un état d’esprit, une vision du monde, un mode de vie, un engagement afin de rendre la douleur du monde moins épaisse, moins lourde et pour aller de l’avant vers un avenir sans guerre.
La gauche, c’était un rêve. Rêve d’un « avenir radieux » selon l’expression d’Alexandre Zinoviev, même si ce titre était ironique. Nous voulions la lumière, c’est-à-dire cette liberté émanant d’un État de droit, avec une justice indépendante et du politique et des milieux de l’argent.
Nous étions naïfs et nous le savions. Mais quand on est jeune, tous les rêves sont permis, disions-nous.
Vues d’un Maroc vivant sous une chape de plomb, les valeurs portées par la gauche telle que nous l’imaginions ne pouvaient qu’être libératrices et progressistes. Mais la gauche française allait petit à petit perdre ses gènes, ses racines, ses qualités premières. D’abord la découverte du stalinisme et de ses crimes, ensuite l’émergence d’un socialisme tiède et « réaliste », et l’abandon de quelques exigences fondamentales au profit d’accommodements politiciens, allaient ouvrir la voie à la faillite de la gauche. Cela a mis du temps, trois ou quatre décennies, mais nous voilà aujourd’hui orphelins de la gauche telle que nos rêves l’avaient dessinée.
Aujourd’hui, on trouve normal et même très acceptable le fait qu’un candidat à l’élection présidentielle soit et de gauche et de droite, réalisant ainsi une synthèse que nous ne pouvions imaginer. Et face au danger réel de l’extrême droite et au repli et au conservatisme d’une droite rigide, nombre d’hommes et de femmes de gauche s’autopersuadent que la voie médiane est la seule solution. Finie la gauche. Soyons réalistes. Ce ne sont plus les idées qui gouvernent le monde, c’est le marché de l’argent mondial qui décide du sort des peuples.
C’est dans ce contexte de plus en plus violent que l’histoire est en train d’effacer les valeurs de gauche dans le monde. Le nationalisme lié au populisme aboutit à la fermeture non seulement des frontières mais aussi des mentalités. L’élection de Trump, la politique de rejet des réfugiés dans des pays comme la Hongrie, la Pologne et bien d’autres, les scores de plus en plus inquiétants que les sondages accordent à l’extrême droite que ce soit aux Pays-Bas ou en France, les tragédies du terrorisme au nom d’une religion détournée de son sens, l’afflux de migrants désespérés, tout cela alimente les peurs et les ignorances sur lesquelles joue l’extrémisme de droite, pendant que le discours de la gauche (la gauche de la gauche) devient inaudible ou irréaliste.
Le peuple est inconstant. Nous avions l’illusion de croire que le peuple est toujours de gauche. Erreur. Il peut l’être comme il peut changer d’optique et applaudir un régime autoritaire. C’est le constat le plus douloureux que les militants d’avant sont obligés de faire. Le monde accepte aujourd’hui d’assister sans bouger à la destruction du peuple syrien, à l’augmentation quasi quotidienne des colonies dans les territoires palestiniens occupés, à la falsification de l’histoire qui nourrit une grande nostalgie pour les années du fascisme. La seule nostalgie que j’ai encore est celle d’une époque où, tous les samedis, le peuple de France descendait dans les rues pour manifester contre la guerre au Vietnam, contre le racisme et l’exclusion, contre les dictatures en Amérique latine et dans le monde arabe. C’étaient les années soixante-dix. C’était un des derniers échos de Mai 68.
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