Un front républicain qui penche à gauche

La correction entre les deux tours des législatives n’est qu’une demi-surprise. Au premier tour des législatives, le RN et ses alliés avaient rassemblé 33,1 % des voix contre 28 % au Nouveau Front populaire et 20 % à la majorité présidentielle. Il est cette fois dépassé par la gauche et la coalition Ensemble. Le barrage républicain a fonctionné, mais avec des différences : les électeurs de gauche se sont reportés à 70 % sur des candidats macronistes ou LR ; de leur côté, les électeurs macronistes n’ont voté à gauche qu’à 45-50 %. Plus intéressant encore, l’électorat Républicain s’est divisé en trois : un tiers pour la gauche, un tiers pour l’abstention, un tiers pour le RN, ce qui confirme une porosité assez forte entre la droite et l’extrême droite. Le 21 avril 2022, le front républicain avait été plus rassembleur.

 

Que deviendra l’amertume d’un soir ?

Ces derniers mois, nos enquêtes notaient les progrès de la dédiabolisation entreprise par le RN, un parti qui faisait de moins en moins peur. On constate que ce mouvement n’est pas achevé. Même très courte, la campagne électorale a mis en évidence de nombreuses incertitudes sur sa capacité à gouverner, sans parler de relents idéologiques extrêmes. 

Reste qu’au premier tour de la présidentielle, la formation de Marine Le Pen et de Jordan Bardella a attiré plus de 10 millions d’électeurs. Même troisième, le RN poursuit sa marche en avant à l’Assemblée en gagnant plusieurs dizaines de députés. 

Si cette défaite est le fruit du système démocratique, ces électeurs – majoritairement des gens qui se sentent laissés-pour-compte – peuvent voir amplifié leur désir de revanche. Outre que nous entrons dans une incertitude politique assez grande, on peut imaginer que la forte amertume ressentie par les électeurs du RN donne du grain à moudre à Marine Le Pen jusqu’à la prochaine présidentielle. 

Il me semble important à cet égard que le message lancé par les électeurs du Rassemblement national soit entendu, en tout cas qu’il ne soit ni méprisé ni enterré. Un des enjeux des prochains scrutins tiendra à la qualité de la réponse apportée à cette forte proportion d’électeurs qui ne va probablement pas disparaître dans les prochains mois, pas plus que ses motivations. 

C’est pourquoi il faut continuer à travailler et réfléchir aux leçons du coup de tonnerre du premier tour de ces législatives.  

 

Un fort espoir au 1er tour

Le 30 juin 2024, nous avions interrogé les électeurs sur leur état d’esprit. Alors que la rancœur, le sentiment d’injustice et de ras-le-bol dominent habituellement chez les électeurs du RN, les traits d’esprit qui les caractérisaient alors étaient l’espoir (54 %) et l’impatience (27 %), mais non la colère qui les habite d’ordinaire (12 % seulement), quand les électeurs de gauche, eux, exprimaient surtout de l’inquiétude (66 %).

Espérance d’un côté, angoisse de l’autre… Ce tableau de deux France qui se font face est à méditer après la défaite du RN. On imagine assez facilement le profit politique que Marine Le Pen et Jordan Bardella tenteront de tirer auprès de leur électorat du fait d’avoir été privés du pouvoir après s’en être autant approchés.

 

Un électorat galvanisé

On a souvent évoqué une abstention différenciée qui handicapait le Rassemblement national. Étant concentré dans les catégories des CSP-, éloignées « socialement » (ouvriers, employés, chômeurs…) et vivant loin dans des zones périphériques et rurales, son cœur électoral avait tendance à moins voter que celui des autres partis. Cette fois, 80 % des sympathisants RN ont voté au premier tour – c’est un résultat très impressionnant. Les conditions de cette élection ont provoqué une véritable galvanisation des électeurs de Jordan Bardella.

 

La fin du « fossé des genres »  

L’autre enseignement, c’est la capacité du RN à faire partager ses idées de manière substantielle dans pratiquement toutes les catégories sociales, d’âge et de genre. Par exemple, ce parti a longtemps pâti d’un gender gap (ou « fossé des genres »), les femmes votant moins que les hommes pour lui. Cet écart était de 10 points en 2012, il est cette fois d’un point seulement au premier tour (32 % pour les femmes, 33 % pour les hommes). C’est le fruit d’un travail de longue haleine qu’a mené Marine Le Pen sur son image, notamment par le biais des réseaux sociaux. Mais la communication ne suffit pas à tout expliquer. Il faut ajouter un paramètre social mis en évidence par la politiste Nonna Mayer : la prolétarisation d’un certain nombre de femmes travaillant dans les métiers du soin et les services de l’aide à la personne. Ces femmes se sentent socialement, voire symboliquement représentées par le RN.

Il faut être très vieux pour rester imperméable au vote RN

Une avancée jusqu’aux retraités…

Lors de ces législatives, le RN a obtenu au premier tour des résultats impressionnants dans ses bastions sociaux (55 % d’ouvriers, 44 % d’employés, 49 % au total pour les CSP-), mais il a aussi confirmé une avancée dans les catégories habituellement rétives à ce vote : 24 % des cadres, 26 % des CSP+, c’est nouveau et c’est remarquable. Concernant les plus jeunes, ils votent toujours majoritairement à gauche (45 % des 18-24 ans) mais la progression pour le RN (29 %) est notable. 

La seule catégorie qui résiste, ce sont les plus de 70 ans, qui votent tout de même désormais à 21 % pour le RN. Cette résistance est probablement due à des raisons idéologiques et historiques, mais on voit que le renouvellement des classes d’âge amoindrit ce rejet. Il faut être de plus en plus vieux pour rester imperméable au vote RN. On peut également reprendre l’enseignement de Nonna Mayer : la question sociale travaille les retraités, spécialement ceux qui ont une petite retraite et qui vivent une situation de déclassement – parmi eux, les CSP+ ont voté à 25 % pour le RN et les CSP- à 36 % selon une enquête de nos confrères d’Ipsos.

 

La détestation record d’Emmanuel Macron

Concernant la progression du RN, on peut estimer qu’elle est continue depuis 2012, même si les poussées se sont exprimées par à-coups, la dernière étant particulièrement importante. Elle me paraît répondre à la conjonction d’un scrutin européen par nature favorable à ce parti (un vote défouloir sur un enjeu européen lointain pour les Français) et d’un très haut niveau de détestation d’Emmanuel Macron : selon notre dernier « Observatoire de la politique », réalisé juste après les européennes, 74 % des Français ont une mauvaise opinion du président, 91 % des sympathisants RN. C’est une dimension qu’Emmanuel Macron a probablement sous-estimée quand il a pris la décision de dissoudre.

Concernant ce niveau record de détestation, il faut se reporter en arrière : après un très court état de grâce en 2017, les choses se sont vite détériorées. Macron avait été porté par une dynamique liée à son image de président jeune qui allait résoudre les problèmes du pays. Il avait séduit une partie de l’électorat en se positionnant comme le candidat du rassemblement, du dépassement du clivage droite-gauche. En réalité, sa présidence a contribué à creuser les différences entre la France d’en haut et la France d’en bas, la France périphérique et la France des métropoles. L’écart entre une promesse forte et la réalité d’une fragmentation croissante du pays a contribué à renforcer ce sentiment de défiance à l’égard des politiques qu’on observe depuis trente à quarante ans. La déception est à la hauteur des attentes suscitées. Le RN a prospéré sur ces sentiments de défiance et de déclassement. 

 

Le pouvoir d’achat en tête des préoccupations

Le pouvoir d’achat est le premier sujet ayant compté dans le choix du bulletin (48 %), devant la sécurité (36 %), la situation économique du pays (35 %), l’immigration (33 %), l’identité de la France (31 %), la santé (24 %) et les inégalités sociales (22 %). Cette question du pouvoir d’achat s’est progressivement installée dans les préoccupations des Français. Il y a dix, quinze ans, le chômage et l’insécurité étaient les sujets prioritaires ; il y a eu aussi le terrorisme autour de 2015-2016. Le pouvoir d’achat est ensuite monté à bas bruit. Nous avons constaté qu’il était devenu la priorité numéro 1 des sondés à partir de la fin 2021. L’inflation consécutive au Covid et à la guerre en Ukraine a évidemment renforcé cette préoccupation, qui concerne particulièrement les produits de première nécessité, au premier chef l’alimentation et l’énergie. 

Les mécanismes de protection anti-inflation mis en place par le gouvernement ont été passés par pertes et profits sur le plan électoral, pesant de peu de poids face au sentiment de mal vivre de ces catégories de population et au discrédit du président. À rebours des explications macroéconomiques sur le dynamisme du pays, s’est cristallisée la conviction pour de nombreux électeurs de vivre moins bien, à titre individuel mais aussi à l’échelle des groupes (familles, amis) et même du pays. Marine Le Pen a très vite mis en avant ce sujet, jusqu’à s’imposer comme la candidate du pouvoir d’achat, de l’espoir face au déclassement.   

 

L’immigration et la demande sociale

L’un des succès politiques majeurs du RN, c’est d’avoir réussi à corréler les demandes de sécurité, les inquiétudes concernant l’immigration et la question sociale, à faire de l’immigration une réponse quasi unique aux revendications sur le pouvoir d’achat. Dans une enquête qualitative auprès d’un échantillon très large, nous avions procédé à une analyse sémantique des différents champs d’expression liés à l’immigration. Nous avions recueilli des expressions idéologiques d’extrême droite autour de la peur du grand remplacement, mais l’essentiel se rapportait au malaise social profond – la perte de la valeur travail, le fait de ne pas pouvoir vivre décemment avec son salaire, de gagner trop pour obtenir des aides et pas assez pour s’en sortir. À chaque fois, la question des aides distribuées aux immigrés revenait. Le RN a structuré une réponse identitaire aux demandes sociales, y compris face aux difficultés rencontrées par le service public ou par le système de santé. 

Le mal-être social, porte d’entrée à la « priorité nationale »

Le mal-être d’une grande partie de la population a constitué une porte d’entrée aux thèses de la « priorité nationale » du RN, tout comme l’individualisation croissante de la société, la constitution de bulles qui amplifient le sentiment d’être malheureux et une certaine tendance à fantasmer la vie d’autrui.

 

Davantage de consensus que de clivages

La demande de sécurité n’est pas nouvelle, elle existait déjà il y a vingt ans, avec l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Ce qui est inédit, c’est la question de l’immigration : deux tiers des Français estiment aujourd’hui qu’il y a trop d’immigrés en France, avec des chiffres hauts, même dans l’électorat de gauche. Malgré tout, cette longue enquête réalisée au moment des débats sur la loi asile et immigration faisait ressortir des zones de consensus en décalage avec les clivages exprimés par la droite et l’extrême droite lors des débats parlementaires : on y retrouvait une volonté majoritaire de trouver une voie moyenne, le désir de continuer à accueillir les réfugiés tout en réussissant à contrôler l’immigration : par exemple, trois quarts des Français étaient favorables au titre de séjour spécial pour les personnes exerçant un métier en tension, 80 % à gauche et… 63 % dans l’électorat RN. 

 

Bardella, tiktok et les collégiens

La sociologie des soutiens de Jordan Bardella et de Marine Le Pen est proche, même si le premier réussit encore mieux qu’elle auprès des plus jeunes. C’est même assez impressionnant dans une période où les politiques n’« impriment » plus : même des collégiens savent qui est Bardella. C’est le phénomène TikTok. On perçoit, pour l’instant, une complémentarité de son profil avec celui de Marine Le Pen. En 2021, nous avions travaillé avec d’autres instituts de sondage sur la question : « Marine Le Pen peut-elle perdre ? », une formule qui disait beaucoup de l’évolution du rapport de force, puisque lors des exercices précédents la question était : « Marine Le Pen peut-elle gagner ? » Je me souviens que nous avions pointé la forte évolution sociologique des électeurs RN comme un facteur de dynamique électorale puissant, mais aussi le fait que ce parti avait réussi à dépasser la question de l’incarnation grâce au positionnement de Marine Le Pen et à la mise en avant d’un binôme particulièrement performant, comme on vient de le voir lors de ces dernières élections. 

Dans notre dernier baromètre politique, réalisé après les européennes, Jordan Bardella se classe premier, il devance Marine Le Pen et surclasse Édouard Philippe. Notre étude porte non pas sur une cote de sympathie mais d’influence : « Qui aimeriez-vous voir jouer un rôle politique à l’avenir ? » Bardella arrive en tête (38 %) devant Édouard Philippe (36 %) et Marine Le Pen (35 %). Dans cette ascension fulgurante, le problème de sa compétence et de ses approximations ne semble pas peser pour l’instant. Il faut rappeler qu’aujourd’hui, une partie non négligeable des électeurs est guidée dans son vote, non par des programmes et des propositions, mais par des affects, des émotions. 

Un consensus existe pour régulariser les sans-papiers qui travaillent

« Marine le pen, même pas peur » 

Ces perceptions sont évidemment susceptibles d’évoluer. En novembre 2023, nous avions à nouveau interrogé les sondés sur les traits marquants de Marine Le Pen. Concernant son principal atout, ses « convictions profondes », elle avait perdu 13 points par rapport à avril 2022 – je m’étais d’ailleurs demandé si la stratégie de dédiabolisation n’était pas susceptible de lui faire perdre une partie de son socle. Elle avait aussi reculé sur sa proximité et sa capacité à comprendre les gens, l’une de ses caractéristiques fortes dans un vote émotionnel. 

Elle avait en outre perdu 10 points sur son aptitude à défendre « les intérêts de la France dans le monde », et, de toutes ses caractéristiques, sa crédibilité sur la scène internationale arrivait en dernier. Pour autant, une partie de l’électorat estime que son peu de connaissance des dossiers n’est pas rédhibitoire. La part des personnes inquiètes d’une élection de Marine Le Pen en 2027 est assez faible : beaucoup de sondés expliquaient que, de toute façon, les politiques n’appliquent jamais leur programme. En gros, « Marine Le Pen, même pas peur », puisqu’elle ne mettra pas en œuvre les points les plus radicaux qu’elle défend aujourd’hui. Cette capacité d’auto-endormissement des électeurs a été battue en brèche dimanche 7 juillet. Est-ce un phénomène durable ? Rien n’est moins sûr. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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