Quelles leçons peut-on tirer de ce scrutin ?

La première leçon, c’est que, pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, le parti donné gagnant au premier tour finit au second, non pas deuxième, mais troisième. Cela signifie que le front républicain s’est révélé particulièrement efficace, quoiqu’inégal : trois quarts des électeurs de gauche se sont reportés vers le centre et la droite, contre un sur deux du centre vers la gauche, la droite semblant, elle, déchirée entre l’abstention, l’extrême droite et le barrage républicain. Les résultats du Rassemblement national se sont donc avérés bien moins bons que prévu, même si, dans de très nombreuses circonscriptions, la victoire leur a échappé de peu, de quelques centaines ou milliers de voix, alors qu’ils faisaient face à une alliance entre les deux forces adverses. Le résultat est donc loin des attentes du RN, mais avec une cinquantaine de députés supplémentaires, il peut tout de même poursuivre sa progression nationale, en attendant la prochaine échéance électorale.

Le RN a tout de même été largement rejeté par les Français…

Oui, et c’est pour moi la deuxième leçon à tirer de ce scrutin : malgré une guerre culturelle menée par un grand nombre de médias, malgré un débat public qui s’est considérablement droitisé – du fait du président de la République et de son parti, mais aussi de la très grande colère dans l’opinion à l’encontre du gouvernement et de la politique en général –, il y a encore plus de deux tiers des Français qui refusent la victoire du Rassemblement national. Mais cette défaite est aussi celle du RN, en dehors des alliances électorales. Le parti de Marine Le Pen et de Jordan Bardella a en effet démontré son incapacité à proposer une offre de candidats présentables – non seulement des candidats qui ne seraient pas auteurs de propos racistes ou antisémites, mais aussi simplement des candidats professionnels. Pour un parti qui dispose de moyens de plus en plus considérables et qui appelait depuis longtemps à une dissolution, cela témoigne d’une forme d’amateurisme tout à fait flagrant, dès lors qu’on s’intéresse à ses troupes, passé la dizaine de figures qui défilent sur les plateaux de télévision. On n’a pas du tout ce problème dans les autres formations politiques, qui sont représentées soit par des militants de longue date, habitués à parler en public et à défendre leurs idées, soit par des professionnels de la politique, soit par des notables locaux.

La question des binationaux les a-t-elle desservis ?

On pouvait penser qu’il y avait un élément de clarté dans le fait de répéter depuis maintenant cinquante ans les mêmes discours sur l’immigration, la préférence nationale et la fermeture des frontières. Paradoxalement, cela s’est retourné contre le RN lorsqu’il s’est trouvé en situation de devoir faire face aux deux autres forces unies contre lui. Il est apparu que ce programme pouvait encore effrayer les Français. C’est une vraie leçon de ce scrutin : le vote RN n’est pas un vote banal, en tout cas pas pour tout le monde. Selon les études du Cevipof, il reste encore une majorité de Français à penser que le Rassemblement national constitue un danger pour la démocratie, ou en tout cas qu’il n’est pas un parti comme les autres, et qu’à ce titre il doit être combattu de manière spécifique. C’est ce qui a permis aux logiques de mobilisation de l’entre-deux-tours de jouer à plein.

Y a-t-il un ou deux gagnants dans ces législatives ?

Le front républicain a eu des effets de différentes natures pour le Nouveau Front populaire et pour Ensemble. Pour le NFP, c’est l’union qui a insufflé une dynamique, ensuite amplifiée par les désistements. D’environ 130 députés, elle est passée à plus de 180, ce qui correspond en réalité peu ou prou à son étiage réel – un gros tiers des Français. Ensemble, pour sa part, a été littéralement sauvé des eaux par le front républicain, puisqu’avec le désistement de 122 candidats de gauche et un report plus fort des voix de ce camp, les centristes, qui auraient pu être réduits à la portion congrue, peuvent encore s’afficher comme la deuxième force politique de la nouvelle Assemblée. Ceci pourrait être un argument pour donner une double légitimité au Nouveau Front populaire pour constituer un gouvernement : non seulement il est le plus gros groupe parlementaire, mais aussi une grande partie des députés du second groupe doit sa victoire à un report des électeurs de gauche. Pour toutes ces raisons, il ne serait pas illogique dans les jours qui viennent que, après consultation, le président de la République confie la mission de former un gouvernement à cette famille politique.

C’est la seule option ?

Ce qui me semble mort dimanche soir, c’est la possibilité d’un gouvernement d’unité républicaine, avec une coalition qui irait du Parti communiste jusqu’aux Républicains. Aussi bien Jean-Luc Mélenchon qu’Olivier Faure ou Marine Tondelier ont annoncé une ligne assez dure, jugeant que le NFP était prêt à gouverner, sans compromission avec la droite. Cette hypothèse, agitée la semaine passée, me paraît donc avoir vécu, d’autant que certains acteurs de la coalition présidentielle, à commencer par Édouard Philippe, ont déjà commencé à prendre leur indépendance. C’est la troisième leçon de ce scrutin : nous assistons à la fin de la majorité macroniste, pas seulement parce qu’ils sont désormais dépassés à l’Assemblée, mais parce qu’Emmanuel Macron a perdu la main. Sa coalition a explosé, et des députés comme Sacha Houlié, parmi d’autres, pourraient même choisir de ne pas siéger chez Renaissance. La vraie question sera de savoir si une partie non négligeable des élus macronistes, anciens socialistes, élus grâce à des voix de gauche, pourraient soutenir, même sans y participer, un gouvernement du Nouveau Front populaire dirigé par une personnalité modérée. De ce point de vue, le pari d’Emmanuel Macron de dissoudre est un échec personnel, à tous les niveaux. Il pensait prendre tout le monde de court pour obtenir la majorité, c’est raté. Il pensait que ce serait un vote de clarification, on voit que ce n’est clairement pas le cas. Il pensait reprendre la main, il l’a totalement perdue. Dans ce contexte, le plus probable reste la constitution d’un gouvernement, même minoritaire, du Front populaire. À moins que, dans une ultime volte-face, le président parvienne à constituer une majorité relative allant d’Ensemble aux Républicains et aux divers droite. On ne peut écarter cette hypothèse. Une telle coalition serait arithmétiquement plus importante que la gauche, mais la question de sa survie et de sa légitimité pour gouverner serait posée.

Un tel gouvernement peut-il tenir, vu les dissensions internes des dernières semaines ?

La réponse à cette question va dépendre des équilibres exacts à l’intérieur du NFP. Au vu des résultats et des défections probables en son sein – à commencer par François Ruffin, Alexis Corbière ou Clémentine Autain –, le scénario d’une France insoumise dominante a disparu, tout comme la possibilité d’un Mélenchon Premier ministre. En ce sens, son discours de dimanche soir marquait une forme de déni de réalité, en essayant de faire une OPA sur la victoire, alors que des rééquilibrages sont en cours. Il faudra attendre quelques jours pour obtenir la photographie définitive des nouveaux rapports de force.

La France peut-elle devenir ingouvernable ? 

Elle le deviendrait si le Nouveau Front populaire, la coalition en tête, ne parvenait pas à s’entendre. Mais, pour l’instant, il semblerait qu’il veuille gouverner dans l’unité. À partir de là, il sera difficile pour Emmanuel Macron de refuser d’appeler l’un de ses représentants pour former un gouvernement si cette coalition confirme ce souhait. D’autant plus qu’il n’a pas vraiment d’autres choix. 

Se pose tout de même la question du leadership…

Il faut distinguer entre la personnalité qui sera Premier ministre et le leadership de cette coalition. Ce n’est pas forcément la même chose. Le Premier ministre sera certes le chef de la majorité parlementaire, mais il devra son autorité à sa capacité à négocier avec les différentes composantes du NFP, à commencer par les insoumis et les socialistes pour les lier entre eux et aplanir les différends qui ne manqueront pas de surgir. Cela risque de ne pas être une mince affaire ! 

Y a-t-il vraiment un désir de gauche, dans un pays qu’on a dit si droitisé ? Cette coalition n’est-elle pas fragile ?

L’erreur fatale pour le NFP serait d’oublier, comme l’avaient fait Jacques Chirac en 2002 ou Emmanuel Macron en 2017 et 2022, que leur score n’est pas essentiellement dû à un désir prononcé pour leur famille politique mais à un refus du RN. La vraie fragilité de cette coalition, c’est son nombre limité de députés, ses divisions potentielles, et le fait qu’elle ne représente tout de même pas un poids électoral énorme dans le pays. Ajoutons à cela qu’une partie de l’opinion rejette fortement le NFP, alors que le débat d’avant le premier tour s’est beaucoup joué contre lui, lorsqu’une partie des médias et des candidats du centre et de la droite ont instauré une quasi-égalité entre cette coalition et le RN. Même si le front républicain a dominé, pour beaucoup de Français, cette fausse équivalence n’a pas disparu, et il y a une vraie inquiétude sur le programme économique et sur l’attitude du NFP, en particulier de la France insoumise. Il ne faut pas croire que cela va se jouer comme une alternance normale. Il va falloir regagner une confiance perdue depuis longtemps.

Comment gouverner sans majorité absolue ?

La majorité du NFP est relative, et donc très fragile. Ensemble avait 244 députés, là ils n’en auront que 195, grand maximum, avec les élus divers gauche. Mais il reste possible d’avoir un gouvernement sans majorité absolue, qui tienne en l’absence de motion de censure. On pense souvent, dans la logique du système majoritaire, que s’opposer à une majorité implique logiquement de souhaiter faire tomber le gouvernement le plus vite possible. Dans l’éventualité d’un gouvernement Nouveau Front populaire va se poser la question de la tendance qui va s’exprimer, de la discipline qui va régner entre eux, du sentiment de cacophonie ou d’unité qui va dominer. En fonction de ces critères, il faudra prêter attention à la manière dont l’ex-majorité va réagir à des mesures phares du NFP, à commencer par l’abrogation de la réforme des retraites. Il s’agit de la réforme la plus marquante du début du second quinquennat, et il sera difficile pour les députés d’Ensemble d’accepter l’humiliation de la voir abroger après les mois de combats menés pour la faire passer et les injures qu’ils ont essuyées… 

Les institutions vont-elles devoir changer ? 

On peut voir les choses de deux manières différentes. Certains diront que les institutions résisteront, parce que la Ve République n’a pas été pensée à l’origine pour des cas de majorité absolue. C’est pour cela que l’on a inventé le parlementarisme rationalisé. À l’époque, au sortir de la IVe République, la répartition des trois blocs ressemble d’ailleurs beaucoup à notre situation actuelle, avec peu de chances de majorité absolue (mais sans extrême droite puissante). Michel Debré et le général de Gaulle se sont donc mis d’accord sur le fait qu’il y aurait un président au-dessus des partis, puis une Assemblée à la manœuvre et qui pourrait être gouvernée, notamment grâce au 49.3. C’est l’élection du président de la République au suffrage universel direct qui a changé les choses. Ensuite, la présidentialisation du système politique a placé le parlement dans l’orbite politique du président. 

Quant à savoir s’il faut changer les institutions, je dirais que la véritable question, c’est de savoir comment. Il faut rappeler que pour modifier la Constitution, nous disposons de deux voies : le référendum et le Congrès. Il semble difficile de passer par le Congrès, car le Parlement est divisé et le Sénat est par principe hostile aux évolutions institutionnelles. Quant au référendum, cela semble encore plus difficile, car il faudrait pour cela convaincre le président Macron, qui est le seul à détenir le pouvoir de le lancer. Au vu de la situation actuelle, la réforme institutionnelle me paraît donc impossible, sauf si un groupe politique décide de faire du référendum la clé de la prochaine élection présidentielle en l’inscrivant dans son programme. 

Ce qui risque toutefois de changer au niveau institutionnel, c’est que le pouvoir va être, dès à présent, transféré au Parlement. C’est le Premier ministre qui, à l’aune des articles 20 et 21, va conduire la politique de la nation et diriger le gouvernement – ce qui n’était pas vraiment le cas jusqu’ici, le président ayant considéré le Premier ministre comme son collaborateur. Désormais, nous allons redécouvrir, pour le meilleur et pour le pire, que notre régime est également parlementaire ! Il va à ce titre falloir faire un travail de pédagogie pour expliquer aux Français qu’il est possible de gouverner autrement.

Quel peut être le rôle d’Emmanuel Macron dans les semaines et les mois à venir ? 

En théorie, le président de la République, en tant que garant des institutions, a pour rôle de réunir les chefs de parti et de faire en sorte de trouver une solution pour former un gouvernement. En l’occurrence, il s’agira d’un gouvernement de cohabitation, ce qui veut dire que le président devra se retrancher sur ses domaines réservés : les affaires internationales, l’armée, la défense des institutions… Il perd donc la main, mais aussi la mainmise sur son propre groupe, que l’on voit s’émanciper de lui. On l’a entendu dans les mots de Gabriel Attal, de Gérald Darmanin et d’Édouard Philippe qui, chacun à leur niveau, ont acté leur prise de distance. Attal, en particulier, en acceptant le front républicain, a fait le bon choix stratégique et a gagné en crédibilité au sein de son propre parti. Le président a, pour sa part, beaucoup perdu politiquement et institutionnellement. 

Va-t-il pour autant se comporter comme un acteur politique rationnel, se mettre en retrait et laisser les forces se recomposer ? Ou bien va-t-il laisser sa psychologie profonde prendre le dessus, ce qui irait dans le sens d’un dérèglement politique encore plus grand ? C’est la grande question. En tout cas, nous sommes entrés dimanche soir dans l’ère de l’après-Macron.

Le RN prépare-t-il déjà, de son côté, les présidentielles ? 

Le discours de Bardella dimanche soir était très frappant. C’était une « clause de revoyure » : il se projette déjà dans la prochaine bataille à livrer pour le Rassemblement national, l’élection présidentielle. Comme si ce qui vient d’arriver n’était qu’une péripétie temporaire, une anicroche sur le chemin vers la présidence. Le mouvement est toujours là, la dynamique est favorable, et ils pensent qu’ils seront réellement prêts le moment venu. Mais ils ne sont pas les seuls à déjà songer au coup d’après : il ne manquait qu’une déclaration de candidature au discours d’Édouard Philippe, ce dimanche, tout entier porté vers 2027.

« Ce scrutin marque le souhait que notre vie politique soit, sinon plus consensuelle, du moins plus respectueuse et plus tranquille »

Quelles conclusions tirer de ce scrutin inédit ? 

Le rejet de Mélenchon, le rejet du RN et le rejet de Macron témoignent d’une volonté d’apaisement du débat politique et de la démocratie française. Ils marquent le souhait que notre vie politique soit, sinon plus consensuelle, du moins plus respectueuse et plus tranquille. Le pays a été poussé au bord de la crise de nerfs par cette dissolution, qui a été la goutte d’eau qui a manqué de faire déborder le vase, après une campagne de 2022 qui s’est mal passée, après la réforme des retraites et la loi immigration mal vécues par l’opinion, sans parler des dangers extérieurs comme la guerre en Ukraine et au Proche-Orient… La France apparaît aujourd’hui comme un pays cerné de menaces, obsédé par sa propre désunion, à la démocratie fatiguée, traversée par cette angoisse très française de la guerre civile, et qui porte une demande très forte d’apaisement et de calme. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON, PATRICE TRAPIER & ÉRIC FOTTORINO

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