Un coup de pied dans la fourmilière. C’est ainsi que l’on pourrait résumer l’effet produit, au sein du monde enseignant, par la récente apparition de ChatGPT. Si un outil d’intelligence artificielle, accessible à tous en quelques clics, est désormais capable de répondre à n’importe quelle question de manière construite et pertinente, comment s’assurer qu’un élève n’a pas délégué la rédaction de son devoir au logiciel ? Plus largement, comment maintenir la légitimité de l’évaluation pédagogique, pratique sur laquelle reposent la plupart des systèmes éducatifs dans le monde ?

Aux États-Unis, où la plateforme a été lancée en novembre 2022, la question divise. Pour empêcher les élèves de tricher, des établissements scolaires à New York et à Seattle ont décidé de bloquer l’accès à ChatGPT depuis leurs réseaux Wi-Fi. « C’est l’un des paradoxes du monde de l’éducation, commente Sobhi Tawil, directeur du programme consacré à l’avenir de l’apprentissage et à l’innovation du secteur éducation de l’Unesco. On répète qu’au XXIe siècle, il est essentiel que les jeunes acquièrent des compétences numériques et, au moment de la validation d’un parcours éducatif, on interdit d’avoir recours aux outils en question, dont on sait par ailleurs qu’ils sont utilisés à longueur de temps par les élèves pour étudier, se distraire, s’informer et travailler. »

À l’avenir, il est probable qu’un assistant intelligent nous aide tout au long de notre vie

Consciente de l’importance de la révolution à l’œuvre, une partie du monde universitaire américain a fait le choix de s’adapter, rapporte le New York Times. Partant du principe que les élèves feront toujours preuve d’inventivité lorsqu’il s’agit de contourner les interdictions, les enseignants cherchent avant tout à s’épargner un travail de Sisyphe. Des logiciels sont certes déjà en mesure de repérer un texte produit par une intelligence artificielle, mais il va sans dire que de nouveaux outils toujours plus performants viendront les surpasser, les uns après les autres. La mise au point d’une quatrième version de ChatGPT, dont le nombre de paramètres devrait être multiplié par dix par rapport à la version actuelle, a déjà été annoncée pour l’an prochain. Dans les universités de Rutgers (New Jersey), de George Washington (Washington D.C.) ou des Appalaches (Caroline du Nord), exit, donc, les devoirs à la maison. À la place, les enseignants privilégient les examens oraux, le travail en équipe et les dissertations manuscrites en classe, pratiques qu’ils avaient souvent mises au placard depuis la fermeture prolongée des établissements scolaires et universitaires en 2020.

 

Une refonte nécessaire des systèmes éducatifs

Faut-il s’inquiéter d’une telle évolution ? Pour Sobhi Tawil, au contraire, ce bouleversement provoqué par ChatGPT représente une occasion inédite, qu’il faut saisir. « L’IA nous donne l’opportunité de réfléchir à la finalité du processus pédagogique et éducatif. Que cherche-t-on à évaluer chez un élève ? Il s’agit d’interroger, en creux, notre conception du savoir et de l’intelligence humaine. Est-ce le fait d’être capable d’emmagasiner des connaissances et de les restituer, ou est-ce avant tout le raisonnement critique, la créativité ? » interroge-t-il. L’idée de laisser les élèves avoir librement accès à des outils comme ChatGPT n’est pas impensable, selon ce spécialiste de l’éducation. Dans ce contexte nouveau, le travail de l’enseignant pourrait alors consister à évaluer « la capacité des élèves à vérifier et à synthétiser les informations transmises par l’intelligence artificielle, ou à proposer eux-mêmes une version plus personnelle de la résolution d’un problème. »

L’IA deviendrait ainsi un moyen pour le système éducatif d’encourager les élèves à développer de nouvelles qualités. « Le monde dans lequel nous vivons et le type de questions auxquelles nous sommes à présent confrontés en tant que citoyens exige de nous que nous sachions collaborer, mutualiser nos expertises, nos talents et nos efforts, poursuit-il. Or l’éducation et l’enseignement sont encore trop souvent caractérisés par des parcours individuels, par la sélection, l’évaluation et la compétition. »

Le psychiatre Serge Tisseron, qui croit également beaucoup aux potentiels éducatifs de l’IA, craint néanmoins qu’un pays comme la France ne soit pas encore prêt à intégrer un tel outil. « L’intelligence artificielle ne pourra être efficacement introduite dans le cadre de l’Éducation nationale que si, dans un premier temps, les objectifs et les méthodes de cette dernière évoluent. Nos enseignants ont grandi dans un monde très individualiste ; le collaboratif ne fait pas partie de leur ADN. Nous avons besoin d’une révolution pédagogique qui permettra aux élèves et aux enseignants de profiter au mieux de la révolution numérique. »

Pour accompagner au mieux cette transition dans les écoles, Serge Tisseron a convaincu des classes du canton de Neuchâtel, en Suisse, d’élire parmi les élèves un référent numérique dont le rôle consiste à expliquer à l’enseignant, chaque fois que celui-ci en a besoin, ce qu’il ne comprend pas. Une manière d’introduire plus d’horizontalité dans l’enseignement et de créer de la réciprocité entre les élèves et leur professeur. « Cela fonctionne très bien, dit-il. Soyez sûr que lorsque le référent n’est pas capable de répondre à la question de l’enseignant, il se renseigne pour le lendemain ! Et c’est aussi une manière pour l’enseignant d’évaluer l’expression de ses élèves en français. »

En Chine, la technologie a pu servir à vérifier si une classe était bien attentive

Le débat, la controverse et le tutorat entre élèves sont autant de pratiques que préconise Serge Tisseron pour améliorer le système éducatif à l’aube d’une révolution numérique qui risque d’accentuer ses défauts. « L’écueil à éviter, c’est de remplacer la relation verticale de l’enseignant à l’élève par une relation verticale du logiciel à l’élève. Si ce dernier, au lieu d’être le dos courbé sur sa copie, seul, un stylo à la main, se retrouve dans la même situation mais avec un stylet pour tablette, ce sera catastrophique », explique le psychiatre, qui craint que la France ait mal abordé le virage de la transition numérique, engagée depuis plusieurs années déjà.

Car l’univers de l’intelligence artificielle n’a pas attendu ChatGPT pour s’intéresser au milieu scolaire et universitaire. Nombre d’outils ont été mis au point au cours de la dernière décennie dans le but d’améliorer l’apprentissage. C’est le cas notamment des systèmes de tutorat intelligents, imaginés dès les années 1970. Ils sont, à ce jour, les outils d’IA les plus aboutis et les plus utilisés dans le contexte éducatif. Une soixantaine de ces assistants virtuels, comme Aleks, Byjus, ou encore Squirrel AI, sont déjà utilisés par des millions d’étudiants à travers le monde.

D’autres logiciels, déjà sur le marché ou sur le point de l’être, permettent d’aider les enseignants sur des missions précises, comme repérer les risques d’échec aux examens ou de décrochage, détecter les cas de dyslexie et les accompagner, s’adapter aux élèves qui souffrent de déficiences visuelles et auditives, ou encore alléger les charges administratives des professeurs pour leur permettre de se consacrer davantage à leur cœur de métier. À l’avenir, il est même probable qu’un assistant intelligent nous aide, tout au long de notre vie, à relever des défis, comme celui d’apprendre le suédois ou le jeu d’échecs à 50 ans, en adaptant l’enseignement à notre personnalité et à nos capacités, traduites en milliards de données accumulées depuis notre enfance. Ces opportunités, principalement individuelles, réjouissent et inquiètent à la fois les spécialistes. « L’éducation a aussi des fonctions collectives, rappelle Sobhi Tawil. C’est un projet sociétal, et il est important de ne pas le perdre de vue. »

 

Un outil à double tranchant

Les défis posés par l’intelligence artificielle sont certainement aussi nombreux que ses potentiels. Si l’IA offre des solutions pour réduire les inégalités d’accès au savoir, elle est aussi en mesure d’accentuer la fracture numérique à l’échelle internationale comme nationale, l’accès au haut débit étant nécessaire à son bon fonctionnement. Son utilisation peut être également détournée à des fins éthiquement problématiques. En Chine, une technologie de reconnaissance faciale a pu servir à vérifier si la classe était bien attentive. « Chaque mouvement des élèves est surveillé par plusieurs caméras placées au-dessus du tableau, décrit un rapport de l’Unesco datant de 2021. Le système fonctionne en identifiant les expressions faciales et en transmettant ces informations à un ordinateur pour juger si les élèves sont concentrés ou non. Dans un exemple, l’ordinateur cible sept émotions différentes : neutre, content, triste, déçu, en colère, effrayé et surpris. S’il conclut que l’élève est distrait, il envoie une notification à l’enseignant pour qu’il agisse en conséquence. »

Pire, des élèves chinois ont été équipés de bandeaux dotés de capteurs capables de relever leur activité cérébrale. Cette technologie, d’après ses développeurs, permettait d’améliorer l’apprentissage. « Une affirmation remise en question par les neuroscientifiques », précise le rapport.

L’intelligence artificielle soulève ainsi de sérieuses questions sur le droit des enfants à la vie privée et sur leur aptitude, en tant que mineurs, à donner leur consentement éclairé par rapport à l’utilisation de leurs données personnelles. Sans compter l’incidence de ces technologies sur la santé mentale des élèves. En Chine, bandeaux et caméras ont considérablement augmenté les niveaux de stress et d’anxiété dans les classes, poussant le ministère de l’Éducation à légiférer pour réduire l’utilisation de ces technologies dans les écoles.

Pour Guillaume Leboucher, président de la fondation L’IA pour l’école, ces risques sont autant de raisons supplémentaires pour enseigner le plus tôt possible les rudiments de l’intelligence artificielle aux élèves, qui devraient pouvoir être rapidement en mesure de « comprendre ce qu’est une IA et de débattre de ses implications au niveau de la société ». Cet entrepreneur plaide ainsi pour expliquer véritablement aux élèves de maternelle ce qu’est un smartphone, et défend l’idée que l’intelligence artificielle fasse à partir du collège l’objet d’un apprentissage non seulement théorique, mais aussi pratique. « L’IA, c’est 50 % de mathématiques, 40 % d’informatique et 10 % de statistiques, explique-t-il. On gagnerait à l’enseigner de manière concrète et unitaire. » Et de conclure : « Nous ne sommes pas en train de vivre une révolution numérique, mais bien une révolution anthropologique. Et la vraie question, c’est : que doit-on apprendre aujourd’hui ? » 

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