Depuis quelques mois, les plateformes d’IA en libre-service ont investi tous les domaines artistiques. Dall-E et Midjourney génèrent des images à partir de n’importe quelle phrase de commande. Amper Music et Aiva composent des bandes-son libres de droits. La plus récente de ces innovations, ChatGPT, développée, comme Dall-E, par l’entreprise américaine OpenAI, est capable d’écrire des textes construits et argumentés sur tous les sujets et dans tous les styles – le tout gratuitement. Ces nouvelles plateformes ont provoqué une petite révolution. En effet, il y a encore quatre ou cinq ans, ces outils étaient loin d’être grand public : ils nécessitaient un savoir-faire particulier, une compréhension technique de l’algorithme, une connaissance du code… Mais avec le développement des prompt-based AI – les intelligences artificielles qui répondent à une simple phrase –, tout le monde peut désormais s’en servir. Les IA sont devenues grand public, et se prêtent maintenant à un usage ludique et amateur.

 

Des IA artistes ?

Alors que les IA peuvent composer de la musique ou créer des images à l’infini, et que des œuvres produites avec elles se vendent désormais sur le marché de l’art, se pose la question : peuvent-elles être considérées comme des artistes ? Je pars du principe qu’il faut les prendre pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des outils. L’IA ne crée pas de manière autonome. À chaque étape du processus de création, il y a une intervention humaine. En général, l’artiste démarre son processus à partir d’une idée, d’un concept, d’une envie qu’il veut développer. Ensuite, il va entraîner l’IA à répondre d’une manière particulière, en fonction des données particulières qu’il lui soumet. Enfin, il va sélectionner, parmi la multitude de choix que lui propose l’algorithme, le résultat qui constituera son œuvre. Tout cela représente un long processus, et un va-et-vient constant entre l’artiste et la machine. L’IA est un outil entre les mains du créateur, comme l’ont été l’appareil photo, le synthétiseur ou le logiciel de traitement d’images Photoshop. C’est un outil perfectionné et très puissant, mais il ne représente pas une rupture fondamentale dans la manière dont les artistes vont créer leurs œuvres. Il pose toutefois de nouveau la grande question de l’art, déjà soulevée par le ready-made et les objets manufacturés, qui est celle de l’origine de la création artistique. L’œuvre d’art naît-elle de l’intention de l’artiste ? Du concept ? Du geste artistique ? L’IA nous invite à repenser cette question à la lumière de technologies très perfectionnées, et de résultats particulièrement impressionnants, qui brouillent de plus en plus les pistes entre la part d’humain et la part de machine.

 

L’IA à l’assaut des métiers créatifs

Qu’en est-il cependant des métiers créatifs comme les compositeurs de musiques libres de droits, les créateurs de logos ou les designers de sites web ? Au stade actuel de leur développement, on peut tout à fait demander aux IA de générer un logo simple, ou quelques minutes de musique pour accompagner une publicité. Si l’on est prêt à se contenter d’une qualité assez basse, l’IA pourra remplacer certains métiers. Mais si l’on cherche la qualité supérieure, le produit qui corresponde parfaitement à la commande, il faudra retravailler le résultat. Il manquera toujours à l’IA ce petit plus, ce petit décalage qui fait qu’un slogan fonctionne, qu’un dessin est drôle, qu’un logo accroche l’œil. Une IA n’aurait pas pu générer le logo en forme de pomme croquée d’Apple ! En effet, à la différence de l’IA, les métiers créatifs ne se résument pas à la génération d’images ou de sons. C’est toute la réflexion autour qui fait la différence. C’est pourquoi ils ne sont pas menacés dans l’immédiat, sauf peut-être à un niveau très basique. Cela étant dit, ils vont être amenés à évoluer. On peut imaginer que ces graphistes et ces compositeurs vont désormais devoir apprendre à manipuler les outils de l’IA pour en extraire les meilleurs résultats possible.

 

Vers une uniformisation des goûts ?

Si on élargit la focale au domaine des industries culturelles en général, l’IA commence là aussi à prendre de la place. Les plateformes de streaming s’en servent pour tout ce qui relève de la recommandation de contenus et de la personnalisation. Mais ces technologies interviennent désormais aussi au niveau de la conception. Dans les domaines de l’édition ou du cinéma, on voit de plus en plus de logiciels qui calculent les chances de succès d’un manuscrit ou d’un scénario, et qui indiquent les variables à ajuster pour que le livre ou le film obtiennent un succès commercial. Évidemment, on peut se demander si ce genre de pratiques ne risque pas, à terme, d’uniformiser les productions et les goûts.

De nombreux artistes utilisent l’IA pour rendre visibles ses dangers et ses limitations

C’est un risque qu’ont perçu de nombreux artistes, qui utilisent justement l’IA pour rendre visibles ses dangers et ses limitations. C’est le cas de l’Allemand Mario Klingemann, dont le projet Botto explore les limites artistiques de l’IA. Pour résumer, il demande à une IA de générer plusieurs images, puis les soumet à une communauté de personnes qui vont voter pour leur création préférée. L’information est transmise à l’IA, qui génère une nouvelle série d’images, en prenant en compte les préférences du groupe. L’expérience est réitérée régulièrement. À l’issue du processus, l’IA finit par créer des œuvres très uniformes, dans un style finalement assez classique, assez convenu. Ce qui montre bien qu’à l’heure où tout le monde peut générer des images, où les outils les plus aboutis sont entre les mains de tous, le rôle de l’artiste est plus essentiel que jamais.

 

Vide juridique

Aujourd’hui, les principaux enjeux de l’IA dans le monde de l’art sont d’ordre juridique et éthique. Ils sont directement liés à ces nouvelles plateformes de prompt art comme Dall-E ou Midjourney. Pour répondre aux commandes des utilisateurs, les IA s’appuient sur d’immenses banques de données, qu’elles sélectionnent et agrègent. Problème : beaucoup d’artistes se retrouvent dans ces bases sans y avoir consenti et voient leurs travaux pillés par les algorithmes. En janvier, trois illustratrices américaines ont ainsi porté plainte contre plusieurs sociétés d’IA, les accusant d’enfreindre le droit d’auteur en permettant aux utilisateurs d’imiter leur style, leur ton et même leur écriture. L’enjeu principal, aujourd’hui, est d’arriver à créer des bases de données respectueuses de la propriété intellectuelle, donc de faire en sorte que les œuvres ne soient pas incorporées à l’insu des artistes qui les ont créées.

Nous devons vraiment nous poser collectivement la question, d’un point de vue théorique et éthique, de la propriété de ces images

La question qui suit, c’est celle de la paternité de l’œuvre. À qui vont revenir les droits d’une image créée par un individu au moyen d’une plateforme d’IA qui prend pour référence tout un corpus d’œuvres préexistantes ? D’après les conditions d’utilisation de Dall-E, l’utilisateur a le droit de vendre une image qu’il a générée à partir de l’IA. Dans d’autres cas, l’image obtenue appartient à la plateforme, mais l’usager qui a formulé la requête a le droit de l’exploiter… En vérité, il y a là un vaste vide juridique. Nous devons vraiment nous poser collectivement la question, d’un point de vue théorique et éthique, de la propriété de ces images. Si je demande à l’IA de générer un portrait de mon voisin dans le style de Picasso, à qui les droits reviendront-ils ? À moi, qui ai donné la phrase de départ ? À la plateforme, qui a généré une image en réponse ? Aux ayants droit de Picasso, dont l’IA s’est inspirée ? Quid de mon voisin, représenté sans son accord ? Et que faire dans les (rares) cas où deux utilisateurs différents génèrent une image identique ? Pour le moment, le droit n’a aucune réponse à ces questions, et il est urgent d’y réfléchir. 

Conversation avec LOU HÉLIOT

 

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