Comment mesurer l’importance de l’eau dans notre quotidien ?

Dire que l’eau est vitale est un truisme absolu. Et pourtant, chacun se la représente de façon singulière selon sa sensibilité, son éducation, son milieu de vie ou sa culture, ce qui favorise une grande diversité de perception de sa valeur. Aujourd’hui, celle-ci n’apparaît en général que lorsque l’eau vient à manquer, que le robinet ne coule pas comme d’habitude, ou que les cours d’eau s’assèchent ou sont pollués. Il faudrait pouvoir insister sur le caractère essentiel de l’eau dans chaque pan de nos vies : pour la biodiversité mais aussi dans les paysages ; notre bien-être et notre santé en dépendent. Si l’on est plus sensible à l’eau visible – celle qui sort du robinet mais aussi la pluie, les cours d’eau et même la neige et les glaciers –, l’eau invisible, l’eau souterraine, est essentielle elle aussi au grand cycle de l’eau, car elle circule dans les sols et les sous-sols et forme des réservoirs naturels, qu’il est nécessaire de préserver au bénéfice des écosystèmes.

« Nos activités ne doivent plus être pensées comme si l’eau était infinie »

La sécheresse de 2022 a-t-elle entraîné une plus grande prise de conscience de la valeur de l’eau ?

Avec cette sécheresse généralisée sur le territoire français, le manque d’eau, ou le trop d’eau dans certaines régions, n’était plus une réalité virtuelle, qui n’existait qu’ailleurs ou à travers nos écrans. Les Français ont été confrontés à des coupures ou à des restrictions d’eau pour certains usages. Des processus industriels ont été modifiés, des enjeux hydroélectriques soulevés, le fonctionnement des centrales nucléaires interrogé ; certaines productions et certains rendements agricoles se sont effondrés. Cela a produit une forme d’électrochoc à tous les niveaux dans les territoires. Si certaines personnes ont cherché des alternatives pour maintenir leur activité ou leur quotidien sans remettre en question leurs besoins en eau, d’autres ont compris que c’était un événement qui pourrait se renouveler dans les années à venir et elles ont commencé à revoir leurs pratiques. Certains individus se sont retrouvés dans des situations de peur, d’angoisse, parce que cette pénurie a remis en évidence le caractère vital de l’eau. La diversité des situations a d’ailleurs souligné l’existence d’inégalités économiques, environnementales et sociales face aux impacts d’une pénurie d’eau.

« L’eau doit être considérée comme un commun »

Cette sécheresse a-t-elle entraîné un changement de paradigme en sonnant la fin de l’abondance ?

Je pense que nous n’en sommes pas encore là. D’abord parce qu’il reste encore un peu d’eau, nous ne sommes pas encore dans une situation de crise absolument dramatique. Les pénuries restent encore ponctuelles, même si elles concernent de plus en plus de régions. Par ailleurs, comme nous sommes habitués à un climat tempéré et à un service en eau qui répond aux besoins, il nous est difficile de nous représenter réellement le fait que nous puissions manquer d’eau. Or l’adaptation de nos modes de consommation et de nos pratiques quotidiennes dépend encore beaucoup de la mosaïque de nos représentations.

Les fortes pluies de l’automne et de l’hiver passés sont-elles une bonne ou une mauvaise nouvelle de ce point de vue ?

Si l’été 2023 avait été équivalent à celui de 2022, cela aurait peut-être davantage poussé à une vraie prise en charge de cette question à tous les niveaux ! Heureusement, la situation a été plus favorable, ce qui a permis de préserver un certain nombre de secteurs. Mais, même s’il a en moyenne beaucoup plu en France ces derniers mois, les conséquences sont très différentes d’une région à l’autre selon le type de sols et les régimes de pluie, qui impactent directement la dynamique des hydrosystèmes : avec des pluies continues, les nappes se rechargent plus progressivement, alors que les pluies torrentielles, lorsqu’elles arrivent sur des sols qui sont déjà complètement saturés ou trop secs et artificialisés, s’écoulent en surface et ne sont pas absorbées. Or, avec le dérèglement climatique, on observe une augmentation des phénomènes extrêmes, avec une augmentation de la densité et de la fréquence des précipitations pouvant causer des inondations ou générer des phénomènes de sécheresse. Les pluies de cet hiver sont une bonne nouvelle pour les mois à venir, mais elles sont inégalement réparties et restent insuffisantes dans beaucoup de régions. Au début du mois, des processions religieuses pour faire tomber la pluie ont d’ailleurs été organisées à Perpignan, région confrontée à des risques de sécheresse à la sortie de l’hiver.

De quels moyens dispose-t-on pour atténuer ces pénuries ou ces excès d’eau, comme les dégâts qu’ils causent ?

Il faut d’abord comprendre l’impact des changements globaux, dont le dérèglement climatique, sur l’environnement et sur le cycle de l’eau pour ensuite agir à l’échelle locale. L’enjeu est multiple : d’une part, il faut limiter nos émissions de gaz à effet de serre et envisager des mesures d’adaptation ; d’autre part, il faut restreindre les volumes prélevés et réduire les risques de pollution et de dégradation de la qualité de l’eau. Cela implique plus généralement de revoir notre modèle de société. Nos activités humaines ne peuvent plus être pensées en imaginant que les ressources sont illimitées et accessibles à tout moment, mais doivent être réfléchies en fonction de leur impact sur la ressource en eau et sur la capacité du milieu à se renouveler.

Comment arbitrer les conflits d’usage que les limitations en eau vont nécessairement faire surgir ?

Les conflits d’usage liés à l’eau ont été révélés par la problématique de l’appropriation de l’eau par certains acteurs ou pour certains usages. Or on ne peut pas raisonner seulement en termes de besoins humains à satisfaire sans considérer la capacité des milieux à se régénérer et les besoins des écosystèmes à protéger. C’est pourquoi nous devons ensemble penser un modèle de partage de l’eau adapté à chaque territoire. Cela suppose un dialogue entre les différents acteurs, afin de développer une interconnaissance des besoins de l’ensemble des usagers et des écosystèmes. L’eau doit être considérée comme un commun dont chaque acteur d’un territoire est à la fois dépendant et responsable.

Faut-il faire évoluer la législation sur l’eau ?

Nous avons eu la chance en France d’avoir une première loi sur l’eau, en 1964, qui a permis une gestion collective de l’eau à l’échelle des bassins versants, et qui a probablement permis de limiter un certain nombre de situations critiques. Mais ce modèle ne suffit plus dans un contexte de changement global et de dérèglement climatique. Il faut le faire évoluer vers une logique de partage impliqué, dans une approche complètement holistique et systémique, transversale et prenant en considération les interactions entre les milieux et les activités humaines. Pour cela, il faut favoriser un partage d’informations et de données, promouvoir une plus grande transversalité de gestion pour sortir d’une gestion par secteur en fonction des besoins propres à chacun. Un dialogue entre les secteurs, les usagers et les décideurs à toutes les échelles devrait offrir des pistes pour construire ensemble des réponses partagées. Jusqu’ici, nous n’avons parlé que de la France hexagonale, mais les enjeux liés à l’eau sont particulièrement importants dans les territoires ultramarins, qui sont souvent en première ligne face aux problèmes de pénurie ou de gestion des réseaux.

Mais comment arbitrer entre les différents acteurs, qui se sentent tous légitimes pour avoir accès à l’eau ?

Nous sommes dans une période de transformation qui est très compliquée parce qu’il y a des injonctions contradictoires et différents niveaux d’action. Par exemple, l’activité agricole est indispensable pour produire l’alimentation dont nous avons besoin. Mais dans une approche plus globale et sur le long terme, elle va dépendre aussi de la qualité de l’environnement, des sols et de l’assurance de la disponibilité de l’eau, qu’il s’agit par conséquent de préserver. Par ailleurs, préserver la disponibilité et la qualité de l’eau pour produire de l’eau potable est essentiel, prioriser les usages devient de plus en plus nécessaire. Il s’agit de penser l’intérêt individuel en lien avec les intérêts de la collectivité. Se contraindre aujourd’hui, c’est aussi préserver l’avenir et garantir un futur aimable.

« Penser que les ingénieurs et les techniciens vont nous sauver, c’est surtout un moyen pour nous de ne pas remettre en question nos pratiques. »

Pourtant l’eau paraît inépuisable sur la Terre…

Certes, de façon globale, la quantité d’eau sur Terre ne varie pas. En revanche, sa répartition dans le temps et dans l’espace change. On ne peut pas raisonner dans une logique de stocks, car l’eau circule en permanence. De plus, elle ne se situe pas forcément à l’endroit où on le souhaiterait au moment où on le voudrait, et on ne peut pas facilement la transporter d’un territoire à un autre. L’enjeu crucial est lié à sa répartition, bouleversée par les pressions exercées par les activités humaines. La croissance démographique ou la littoralisation conduisent à l’exacerbation de besoins centrés sur des régions spécifiques, où la demande est si forte qu’elle pourra se révéler problématique à l’avenir.

Peut-on attendre un secours de la technique pour parer aux pénuries d’eau ?

La technique seule ne répondra jamais à ces enjeux, l’inverse se saurait ! Penser que les ingénieurs et les techniciens vont nous sauver, c’est surtout un moyen pour nous de ne pas remettre en question nos pratiques. Or nous devons le faire sans pour autant renoncer à notre bien-être. D’autant qu’on ne connaît pas toujours les conséquences à plus ou moins long terme des dispositifs techniques sur l’environnement et la santé humaine. Par exemple, la réutilisation de certaines eaux usées permettrait de faire face à un manque, mais pourrait avoir un impact sur les milieux dans lesquels elles sont utilisées.

Le changement de nos comportements ne peut-il passer que par une « éducation à l’eau » ?

Beaucoup d’initiatives individuelles se sont développées ces dernières décennies, et il est primordial de reconnaître tous ces efforts. Cependant, ils restent insuffisants et nécessitent d’être coordonnés. Tous les secteurs et les individus doivent prendre leurs responsabilités et se rendre compte de la valeur de la ressource en eau en tant qu’élément indissociable de nos vies, de nos paysages et de notre bien-être. Peut-être que cette prise de conscience est plus forte dans certaines régions, comme le Sud de la France, confronté depuis longtemps à des pénuries durant les périodes estivales… Mais, à présent, nous devons tous bien garder cet enjeu en tête et nous mettre au service de l’eau, en adaptant nos usages en fonction de sa disponibilité et en cessant de faire l’inverse.  

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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