Si Alain Juppé accède à l’Élysée en mai prochain, il intégrera l’un des clubs les plus exclusifs de l’histoire de la République, celui des présidents septuagénaires au moment de leur élection : 72 ans, comme René Coty ou Jules Grévy, et tout juste coiffé au poteau par Adolphe Thiers et Paul Doumer, élus à l’âge de 74 ans. Doyen des présidents de la Ve République en début de mandat, il dépasserait assez largement François Mitterrand, 65 ans en 1981, et même le général de Gaulle, 68 ans en 1958. On voit déjà le lecteur lever les yeux au ciel devant un tel exposé, face auquel les réponses ne manquent pas. Après tout, si la valeur n’attend pas le nombre des années, pourquoi à l’inverse disqualifier par principe les sages dont l’expérience sera utile en temps de crise ? Et puis l’intéressé ne s’accrochera pas au pouvoir, concentré sur la réussite de sa mission le temps d’un mandat unique, comme il l’a lui-même souligné. On lui concédera également qu’un homme de 72 ans en 2017 est plus en forme que Jules Grévy au moment de son élection à la présidence en 1879. Enfin, l’exemple américain démontre que la France n’est pas la seule dans cette situation : Hillary Clinton, 69 ans, affrontera dans quelques semaines Donald Trump, 70 ans, pour l’élection américaine. 

La question de l’âge du capitaine Juppé est sur toutes les lèvres mais on en parle finalement assez peu dans les médias – hormis Nicolas Sarkozy, dont les attaques n'ont pas l’élégance pour première qualité. Elle éclaire pourtant plusieurs réalités essentielles pour notre démocratie. Elle nous rappelle d’abord que la politique est avant tout une affaire de corps. Séducteur, énergique, triomphant, sacrificiel ou souffrant, le corps est omniprésent en politique. Si les présidents d’aujourd’hui sont, comme la majorité de leurs concitoyens, en forme jusqu’à un âge plus avancé que leurs prédécesseurs, leur métier est beaucoup plus difficile, et les pouvoirs qui leur sont conférés beaucoup plus pesants que sous la IIIe et la IVe République. Le corps matériel du président est mis à rude épreuve par un rythme de vie insensé, des millions de kilomètres parcourus, des décalages horaires permanents, des réunions interminables et une tension nerveuse constante. Tout cela sous l’œil scrutateur des médias qui guettent tout signe de défaillance, alors que l’état de santé des présidents est l’un des points aveugles de notre imaginaire politique, les citoyens étant partagés entre la volonté légitime de transparence et le respect de la vie privée de leurs hommes d’État.

L’âge des présidents révèle également, et de manière encore plus pressante, le problème du clivage générationnel qui traverse la société française, dont le sociologue et économiste Louis Chauvel rappelle qu’il fait l’objet d’un déni total de la part de la classe politique. Dans une période caractérisée par une distance très importante de la jeunesse à l’égard de la politique, l’écart d’âge avec le président peut accentuer le sentiment que le pouvoir se préoccupe davantage des anciennes générations que de celles à venir, et que les réformes menées tendront à préserver les avantages acquis par les baby-boomers – qui, eux, votent – plutôt que de faire une place aux jeunes générations – largement abstentionnistes. Un président âgé, élu par un électorat vieillissant, symbole d’une oligarchie à bout de souffle : voilà le reproche que les adversaires d’Alain Juppé ne manqueront pas de lui asséner. Et de convoquer le souvenir catastrophique de Jacques Chirac participant à une émission de télévision quelques semaines avant le référendum de 2005, lors de laquelle le président avait paru déconnecté des préoccupations des jeunes qui lui faisaient part de leur angoisse de l’avenir, lui qui n’avait pas connu le spectre du chômage de masse au moment de son entrée sur le marché du travail à la fin des années cinquante.

Ces considérations sur l’âge du capitaine doivent cependant être tempérées. Après tout, Nicolas Sarkozy et François Hollande, élus au début de leur cinquantaine, n’ont pas pour autant accordé davantage d’attention à la jeunesse. On se souvient que le président en exercice l’avait décrétée priorité de son quinquennat en 2012, sans que cela n’ait de conséquences durant son mandat. À l’inverse, François Mitterrand, déjà âgé lors de son élection en 1981, très largement réélu pour un second mandat en 1988 à l’âge de 72 ans grâce aux suffrages de la « génération » qui portait son nom, jouissait d’une popularité immense dans cet électorat. L’étude des attentes des primo-votants effectuée par Anne Muxel dans l’enquête électorale 2017 du CEVIPOF révèle que c’est moins la volonté de s’identifier à un président jeune qui leur importe, que le rêve d’une transformation profonde de la société, d’un engagement réel du président à réaliser ce qu’il a promis, et la recherche de nouvelles figures d’incarnation, alors que la politique paraît confisquée par une caste qui ne se renouvelle pas. Le paradoxe d’Alain Juppé, qui a pourtant occupé tous les mandats depuis quarante ans, est qu’il apparaît comme un personnage relativement neuf pour les jeunes générations au sein desquelles presque 30 % des sondés se disent prêts à porter leur suffrage sur son nom.  

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