Cela s’est produit malgré lui. C’est un film sans sous-titres, sans scénario. L’histoire d’un anti-fantasme par excellence mué en catalyseur de tous les fantasmes. Parce que la politique est avant tout une affaire de pulsions, de désirs, de projections dont il est devenu l’incarnation, Alain Juppé demeure le favori des sondages.

Août 2016, meeting de Chatou. Murmures dans la tente de presse : « pas un bon tribun », « l’ennui incarné », « je vous le jure, le type ne passera jamais le cap de la conquête du pouvoir »... Ne jurez pas, Marie-Thérèse. Les journalistes ne sont pas les électeurs. Plus fort que les programmes, plus fort que les effets de scène ou les transes du public, il y a l’imaginaire, la partie arrière du cerveau, le transfert que chacun opère de ses attentes, de ses manques, de son idéal sur un candidat.

Depuis l’annonce de sa candidature en août 2014, Alain représente le fantasme conscient de l’anti-sarkozysme. Plus récemment, il a ajouté une corde à son arc, personnifiant le fantasme inconscient d’un canon politique déserté, regretté. Le dernier des Mohicans agrège toute l’iconographie romantique politique : l’homme qui fait passer l’intérêt général avant l’intérêt particulier, l’exercice du pouvoir avant sa conquête, la pensée avant son marketing, les valeurs avant la reconnaissance, les convictions avant le clivage partisan... Tandis que certains ont cru bon de briser la distance entre le peuple et le politique, il renoue avec la sacralisation d’une fonction, en totale rupture avec l’époque. Concours de circonstances, le destin a jeté son dévolu sur Alain, lui faisant parcourir un long chemin cabossé pendant que les Français traversaient le leur. Les Français en ont soupé, lui aussi. Alors, leurs routes se sont croisées.

L’essentielle fantaisie d’Alain, c’est sa capacité à ne jamais tenir compte du regard des autres. Résultat, l’être politique Juppé est « hors des rails », imperméable aux modes, aux commentaires, aux postures. Il choisit des positionnements politiques hétérogènes, parce que le seul gouvernail qu’il connaisse, c’est le sien. Son tempérament aurait pu être un frein à son ascension, il en a été le faire-valoir, phagocytant son rapport à la politique, au pouvoir, autant que sa manière de le conquérir. 

Chez Alain, la stratégie de conquête consiste à ne pas en avoir. Pas de communicants, pas de coaches, pas ou peu d’officiers de sécurité (Francis et Nicolas), pas d’attributs. Parfois même, des sorties impromptues, comme cette soirée de la Nuit blanche parisienne, samedi 1er octobre, où il traverse la foule sur l’esplanade du Trocadéro, après un dîner en amoureux avec sa femme, alors que certains de ses pairs sortent systématiquement escortés d’une trentaine de costauds, oreillette vissée au tympan.

Chez Alain, pas même de surmoi. À la fin du meeting de Strasbourg, en septembre dernier, il envoie paître les journalistes qui le relancent depuis le matin sur Nicolas Sarkozy, sans regrets. Dans la même veine, quelques jours plus tard, au réveil, il dégaine un tweet sur la « nullité du débat politique », avant même d’avoir consulté son équipe. 

Chez Alain, des pleins, des creux, jamais de déliés. Contre toute attente, la confrontation du fantasme Juppé à la réalité décuple la construction du mythe. Elle force une singularité farouche, brutale, dominatrice, misanthrope, à l’opposé de la convention bourgeoise que distille son image. Voilà qui lui joue quelques mauvais tours. Trois cadavres au bord du chemin auraient dû se retrouver en Juppéie, en vain. Patrick Stefanini (directeur de campagne de Jacques Chirac en 1995), que Juppé a laissé filer avant l’heure chez François Fillon... Éric Woerth, dont on ne sait s’il campe dans l’écurie sarkozyste pour remercier l’ancien président du soutien qu’il lui a témoigné au milieu des « affaires », ou s’il rend à Alain la monnaie de son absence pendant le procès Bettencourt à Bordeaux. Et François Baroin, qui charge Juppé de défaillances humaines remontant aux années Chirac, bien qu’il ait depuis dîné par deux fois avec lui.

Chez Alain, la politique n’écrase pas l’existence. Il va chercher son journal, ses fruits au marché, seul, laissant la normalité colorer sa vie personnelle tandis qu’il la chasse avec maniaquerie de la fonction qu’il brigue. Alain, clair-obscur, a conservé le même rêve depuis cinquante ans : s’extraire dans une « petite taverne », sur une île grecque. On a fait plus sexy. 

Chez Alain, la politique n’impose jamais ses codes. Il rejoue « l’âge de glace » dans un monde dégoulinant d’affect et laisse les individualités s’exprimer dans un marigot traditionnellement normé par la terreur pyramidale. Quitte à faire des ratés. Comme ce jour du meeting à Chatou, où le premier rang brillait par l’éclipse de son état-major, occupé par la presse et les caméras, pendant qu’Alain discourait, seul en scène. Fantasme à son zénith. 

La difficulté du fantasme, c’est le passage à l’acte. En d’autres termes, jusqu’où les électeurs vont-ils pousser leur quête d’idéal ? Jusqu’à voter pour un candidat qui ne semble pas déterminé à arracher le pouvoir à tout prix ? Les débats télévisés débutant le 13 octobre livreront quelques indices. Leurs audiences seront autant de faisceaux permettant d’extrapoler le taux de participation à la primaire. Paradoxalement, Alain Juppé – le premier à avoir intérêt à ce que les votants soient nombreux – reste sans doute celui qui ratissera le moins d’électeurs grâce au mass media. Le candidat de l’anti-vacarme, de l’anti-conflit, de l’anti-mode, saura-t-il drainer ceux qui pourraient le servir ? Le candidat de l’intelligence, des idées pointues, saura-t-il résister à ceux qui vont « droit au peuple » par des formules plus fracassantes, plus compréhensibles et, peut-être, plus efficaces ? Le fantasme et ses effets pervers... Freud s’est installé au cœur des primaires.  

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