QUI A EU L’IDÉE absurde d’ériger « cette monstrueuse cheminée d’usine » ? Comment a-t-on pu autoriser la construction de « ce suppositoire criblé de trous » qui va défigurer Paris ? Au début de l’année 1887, alors que le premier coup de pioche vient à peine d’être donné, la tour de M. Eiffel suscite de furieuses polémiques.

Culminant à 300 mètres, ce sera l’édifice le plus haut du monde. Un bâtiment provisoire, destiné seulement à l’Exposition universelle de novembre 1889 qui doit marquer de manière éclatante le centenaire de la Révolution française. Le gigantisme est dans l’air du temps, encouragé par l’utilisation du métal. Plus léger et plus économique que la pierre, il autorise tous les rêves.

Gustave Eiffel est bien placé pour gagner le concours lancé pour l’Exposition. Ce centralien, qui préside en France la Société des ingénieurs civils, possède sa propre entreprise de construction à Levallois-Perret. Spécialiste des piles métalliques de grande hauteur en fonte et en fer, il a déjà à son actif plusieurs réalisations spectaculaires, comme le viaduc de Garabit dans le centre de la France, le pont qui enjambe le Douro au Portugal. On lui doit également des écluses, des gares, des marchés, des usines à gaz… et l’ossature en fer de la statue de la Liberté.

En vue de l’Exposition universelle, deux de ses collaborateurs, Maurice Koechlin et Émile Nouguier, conçoivent le plan d’une tour de 300 mètres. L’édifice est constitué de quatre piles métalliques réunies par plusieurs plateaux et se rejoignant au sommet. Tel quel, le projet ne satisfait pas Eiffel qui décide d’y associer un architecte, Stephen Sauvestre. Celui-ci dessine des arcs monumentaux, des salles vitrées aux étages et un sommet en forme de bulbe. Une telle pyramide quadrangulaire serait pour l’Exposition une grandiose porte d’entrée.

L’édifice doit offrir la meilleure résistance possible au vent et ne pas s’affaisser sous son propre poids. Le fer est préféré à l’acier. Pour assurer la solidité des piles, on donnera à leur arête une forme courbe. Des parois évidées en treillis permettront d’alléger le bâtiment et de n’opposer au vent qu’un minimum de surface. Près de 5 300 dessins et d’innombrables calculs sont effectués. Le brevet est déposé au nom de Gustave Eiffel, Maurice Koechlin et Émile Nouguier, mais le premier ne tardera pas à racheter les parts de ses collaborateurs.

L’intitulé du concours de l’Exposition universelle coïncide exactement avec ce projet : on dirait qu’il a été soufflé par Eiffel aux autorités… Il s’agit en effet d’« élever sur le Champ-de-Mars une tour de fer, à base carrée, de 125 mètres de côté et de 300 mètres de hauteur », susceptible de servir à des expériences techniques ou scientifiques. Sur les 107 dossiers présentés, la commission en éliminera d’emblée un bon nombre. Le concurrent le plus sérieux d’Eiffel est l’architecte Jules Bourdais, qui propose de construire une tour monumentale en maçonnerie, entourée de colonnettes en fonte et « surmontée d’un foyer électrique pour l’éclairage de Paris ». Projet très coûteux et probablement irréalisable en raison du poids de l’édifice envisagé. D’ailleurs, les jeux sont faits depuis le début.

La tour d’Eiffel est évaluée à 6 millions de francs. Une subvention publique couvrira 23 % de la somme, mais le constructeur pourra exploiter sa tour pendant vingt ans, avant qu’elle ne soit démontée.

Les travaux démarrent le 28 janvier 1887 par le creusement des fondations de l’une des quatre piles de la tour. Eiffel doit cependant répondre à une pluie de critiques, et même à une action en justice de deux propriétaires du quartier qui estiment que la Dame de fer leur volera la vue du Champ-de-Mars. Ses détracteurs affirment pêle-mêle que :

1) la tour ne pourra pas se faire, une chose étant d’établir des plans très élaborés, une autre de construire un bâtiment aussi haut ;

2) elle ne servira à rien, sinon à gaspiller des tonnes et des tonnes de métaux dont l’armée française aurait besoin en cas de guerre ;

3) on va mettre en danger la vie des ouvriers qui, à de telles altitudes, seront nécessairement victimes de vertiges ;

4) ce bâtiment de fer constituera un gigantesque paratonnerre qui attirera les éclairs.

Fort de son expérience de constructeur, Gustave Eiffel n’a pas de mal à répondre à ces différentes critiques. Mais son projet rencontre surtout une opposition de nature esthétique. Le 14 février 1887, Le Temps publie une « Protestation contre la tour de M. Eiffel », signée de plusieurs grands noms du monde des lettres et des arts, parmi lesquels Charles Garnier, Charles Gounod, Ernest Meissonier, Victorien Sardou, Guy de Maupassant, Alexandre Dumas fils, Émile Zola, François Coppée, Leconte de Lisle et Sully Prudhomme. Ils déclarent solennellement : « Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté, jusqu’ici intacte, de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l’art et de l’histoire français menacés, contre l’érection, en plein cœur de notre capitale, de l’inutile et monstrueuse tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d’esprit de justice, a déjà baptisée du nom de tour de Babel. » Ils demandent, sur le même ton : « La ville de Paris va-t-elle donc s’associer plus longtemps aux baroques, aux mercantiles imaginations d’un constructeur de machines, pour s’enlaidir irréparablement et se déshonorer ? Car la tour Eiffel, dont la commerciale Amérique elle-même ne voudrait pas, c’est, n’en doutez point, le déshonneur de Paris. » Les signataires supplient les autorités de mettre fin à ce cauchemar. Verront-ils « pendant vingt ans l’ombre de l’odieuse colonne de tôle boulonnée s’allonger sur la ville entière, frémissante encore du génie de tant de siècles ? »

Gustave Eiffel répond point par point à ses détracteurs. « La Tour, déclare-t-il au Temps, aura sa beauté propre. Il y a, dans le colossal, une attraction, un charme propre, auxquels les théories d’art ordinaires ne sont guère applicables. Soutiendra-t-on que c’est par leur valeur artistique que les Pyramides ont si fortement frappé l’imagination des hommes ? Ce qui est admirable en Égypte deviendrait-il hideux et ridicule à Paris ? »

Il est faux de croire qu’un édifice élevé écrase les constructions environnantes, ajoute-t-il. La tour offrira aux visiteurs un panorama inédit de Paris et de sa région. Elle fournira des observations précieuses à l’astronomie, la météorologie et la physique. Elle permettra en temps de guerre de détecter les mouvements de l’ennemi dans un rayon de plus de 70 kilomètres et de tenir la capitale constamment reliée au reste de la France. Elle sera « la preuve éclatante des progrès réalisés en ce siècle par l’art des ingénieurs »…

Les quatre piles de la tour doivent reposer sur des fondations en béton, à quelques mètres sous le niveau du sol. À longueur de journée, des wagonnets et des tombereaux à cheval se succèdent pour dégager des tonnes de déblais. La quatrième pile, en bord de Seine, est la plus difficile à installer en raison des infiltrations. Eiffel résout le problème en recourant à un système inédit de caisson à air comprimé. Le 1er juillet 1887, toute la maçonnerie est terminée. La construction de la partie métallique peut commencer.

Chacune des 18 000 pièces de la tour a été calculée et dessinée au millimètre près, avant d’être fabriquée à l’usine de Levallois-Perret. Sur le site, quelque 200 ouvriers, encadrés par des techniciens ayant travaillé sur les grands viaducs, vont s’employer à monter ce gigantesque meccano. Les assemblages sont réalisés par des rivets posés à chaud qui, en se refroidissant, se contractent et assurent le serrage des pièces les unes avec les autres. Ces manœuvres, achevées par l’écrasement à coups de massue, nécessitent une équipe de quatre hommes. La tour comprendra au total 2 500 000 rivets ! Les poutres, poutrelles et entretoises métalliques sont transportées individuellement par des ouvriers. À partir d’une certaine hauteur, les échafaudages ne sont plus suffisants, et il faut faire appel à des grues à vapeur.

Avec ses quatre piles incomplètes, élancées dans le vide, la tour présente un aspect bizarre qui conforte les critiques contre « ce squelette de beffroi » (Paul Verlaine), « ce lampadaire véritablement tragique » (Léon Bloy). Des rumeurs courent. On dit qu’Eiffel, dépassé par son projet fou, ne sait plus comment le poursuivre…

Le 7 décembre, onze mois après le début des travaux, les quatre piles se rejoignent au niveau du premier étage. C’est une étape très délicate, car cette plateforme doit être parfaitement horizontale. Une inclinaison de quelques centimètres aurait des conséquences catastrophiques : en atteignant toute sa hauteur, l’édifice serait une nouvelle tour de Pise… Mais Eiffel s’est donné le moyen d’obtenir une horizontalité impeccable grâce à la combinaison de deux systèmes : des vérins hydrauliques au pied des socles et des caissons placés sous les poutrelles pouvant être vidés de leur sable afin de régler la position de la charpente au centimètre près.

La construction se poursuit, avec des mesures de sécurité rigoureusement appliquées. Pour éviter toute chute d’objet, les outils sont fixés sur une sangle attachée à l’ouvrier lui-même. Il est interdit d’apporter le moindre alcool sur le chantier. Toute dispute entraîne un licenciement immédiat. L’unique accident mortel surviendra lorsqu’un jeune manœuvre, son travail terminé, se mettra à courir sur un passage interdit et tombera de la hauteur du premier étage.

Le premier hiver a été glacial. Sur les échafaudages, il a fallu équiper les « voltigeurs » de vestes en peau de mouton. En septembre 1888, une grève est déclenchée : les ouvriers réclament des augmentations de salaire et une prime de risque proportionnelle à l’altitude. Au bout de trois jours, Eiffel cède sur le premier point, mais refuse la seconde revendication, estimant que le risque est le même à 200 ou à 50 mètres. Et le travail reprend.

Soucieux de gagner la presse à sa cause, l’ingénieur fait visiter lui-même le chantier. Le journaliste Émile Goudeau raconte : « Une épaisse fumée de goudron et de houille prenait à la gorge, tandis qu’un bruit de ferraille rugissant sous le marteau nous assourdissait… Comme à chaque coup des étincelles partaient en gerbes, ces hommes noirs, grandis par la perspective du plein ciel, avaient l’air de faucher des éclairs dans les nuées. »

En janvier 1889, on commence à installer les ascenseurs. La tâche a été confiée à plusieurs sociétés françaises, mais il a fallu faire appel aussi à l’américain Otis pour résoudre un problème inédit : car s’il existe déjà dans le monde des milliers d’appareils circulant à la verticale, et un grand nombre selon un plan incliné, c’est la première fois que des cabines doivent évoluer sur un rayon de courbure de 50 mètres. Les difficultés s’accumulent, les retards aussi. Finalement, malgré beaucoup de cris et de menaces, les ascenseurs ne seront pas prêts pour l’inauguration de la tour, le 31 mars 1889.

Vingt coups de canon célèbrent l’évènement, marqué par la pose d’un drapeau tricolore géant au sommet de l’édifice. Le chantier a duré 2 ans, 2 mois et 5 jours, employant 7 300 tonnes de fer.

Toujours pas d’ascenseurs pour l’ouverture de l’Exposition universelle, le 6 mai. Il en faudrait davantage pour décourager le public qui piaffe d’impatience. Les visiteurs se bousculent pour acheter des billets d’entrée et gravir, s’ils en ont la force, les 1 710 marches qui conduisent au sommet. C’est la ruée. La première semaine, on comptabilise 28 922 entrées.

Tous les soirs, la tour est illuminée grâce à des centaines de becs de gaz protégés par des globes opalins. Un phare électrique, logé dans le campanile, diffuse un faisceau bleu, blanc et rouge orienté vers les monuments de Paris. L’ouverture et la fermeture de l’Exposition sont annoncées chaque jour par un coup de canon tiré du sommet par un certain M. Chobert, arquebusier diplômé.

Diverses échoppes permettent aux visiteurs d’acheter des objets souvenirs, de louer des jumelles ou de se faire photographier. Il est possible d’envoyer des cartes postales par ballon au moyen de petits parachutes à bon marché. Au premier étage, trois restaurants, français, russe et flamand, ainsi qu’un bar anglo-américain, offrent chacun une décoration particulière. Au deuxième étage, à 115 mètres de hauteur, des journalistes et typographes du Figaro fabriquent sur place une édition quotidienne grâce à une rotative à gaz. Les personnes qui le souhaitent peuvent y faire insérer leur nom pour conserver un « certificat de montée ». La visite du Shah de Perse donnera lieu à un numéro spécial, composé en persan et en français.

Les monarchies européennes avaient boudé l’inauguration officielle, rechignant à célébrer le centenaire de la Révolution française. Mais l’attrait de la tour républicaine est trop fort. Le livre d’or portera les signatures de Georges Ier de Grèce, d’Isabelle II d’Espagne, du prince de Galles (futur Édouard VII), du tsarévitch, du prince Baudouin de Belgique… sans compter les princes héritiers du Japon, d’Égypte et du Siam. Pour accueillir tout ce beau monde, les ascenseurs ont pu heureusement entrer en service. « Nous avons donné aux monarchies le spectacle d’une démocratie qui doit son bonheur à ses propres efforts », dira Eiffel.

Les visites de personnalités en vue, comme Sarah Bernhardt ou Buffalo Bill, sont largement commentées. Le 11 septembre, Gustave Eiffel réunit une soixantaine d’ingénieurs dans un restaurant du premier étage pour accueillir solennellement Thomas Edison. Le célèbre inventeur lui remet un phonographe de sa fabrication. À la fin du déjeuner, Eiffel aperçoit à une table voisine le compositeur Charles Gounod, âgé de 71 ans, l’un des signataires de la pétition contre la tour. Il l’entraîne avec ses invités dans le bureau qu’il s’est fait aménager au dernier étage. Gounod s’installe au piano et se met à chanter…

Il n’est pas le seul à avoir fait son mea-culpa après avoir vitupéré contre l’infâme édifice. Maupassant, en revanche, ne veut rien entendre. Quelques mois plus tard, il écrira : « J’ai quitté Paris et même la France, parce que la tour Eiffel finissait par m’ennuyer trop. Non seulement on la voyait de partout, mais on la trouvait partout, faite de toutes les matières connues, exposée à toutes les vitres, cauchemar inévitable et torturant. »

Si cette année 1889 marque le triomphe de Gustave Eiffel, c’est aussi le début d’un cauchemar. Le 31 décembre, sa société doit cesser d’exister en raison du scandale de Panama. Le contrat pour la fourniture des écluses lui a rapporté une fortune, mais il sera condamné, comme Ferdinand de Lesseps, pour escroquerie et abus de confiance. Dijon, sa ville natale, et d’autres communes débaptiseront les rues qui portent son nom. Il échappera à la prison pour vice de forme, et la justice finira par reconnaître qu’il ignorait tout des malversations commises. Mais il ne se remettra jamais vraiment de cette affaire.

Reste, heureusement, la tour. Gustave Eiffel a su démontrer son utilité, scientifique et militaire, indépendamment des bénéfices immenses qu’elle représente pour le tourisme. Et c’est ce qui va lui permettre en 1909 d’obtenir soixante-dix années supplémentaires de concession. Plus question de démonter la Dame de fer, devenue l’emblème de Paris !

Dès 1889, un poste d’observation météorologique est installé au sommet de la tour. Deux ans plus tard, un grand manomètre à air libre et à mercure permet de mesurer les différences de pression atmosphérique en fonction de l’altitude. L’édifice est naturellement un point de repère pour tous les aérostats. Et les calculs qui y sont effectués sur la résistance des matériaux seront mis en application dans l’aéronautique.

En 1914, lors des premières offensives allemandes, son poste radiotélégraphique déchiffre des messages du commandant de l’aile droite de l’armée allemande, le général von der Marwitz, faisant état de problèmes d’intendance qui stoppent son avancée. Information capitale qui va permettre d’organiser la contre-attaque de la Marne… La tour Eiffel avait définitivement gagné ses galons ! 

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