Est-ce la tour Eiffel qui inaugure l’histoire des tours modernes ?

La tour Eiffel est à la fois un début et une sorte d’aboutissement de la Révolution industrielle. Vers les années 1830-1840 en France, et bien avant cela en Angleterre, on voit naître de nouveaux équipements, de nouvelles techniques, de nouveaux matériaux. Le fer était connu depuis l’Antiquité, bien sûr, mais son abondance, rendue possible par la production industrielle du métal, va induire un changement de nature de ses usages. Ce matériau, qui offre des qualités physiques évidentes, transforme la mécanique, les outils, l’armement et aussi l’architecture. Il accompagne la Révolution industrielle et devient son vecteur d’expression : il permet de construire des locomotives, des rails, de grands ponts pour franchir les vallées et innerver tout le territoire. De nouveaux bâtiments apparaissent pour répondre aux besoins de la société bourgeoise émergente : les gares, les grands magasins, les banques, des espaces publics de convivialité couverts. Les halles de Paris, construites en métal, datent de 1853. Tout ceci contribue à démontrer l’efficacité du fer comme matériau.

À quelle occasion décide-t-on de la construction de la tour ?

La tour Eiffel est achevée en 1889 pour la quatrième Exposition universelle de Paris. C’est le centenaire de la Révolution française, la République s’est installée comme un régime politique stable après plus de quatre-vingts ans de soubresauts. La France veut montrer qu’elle a enfin rattrapé l’Angleterre, qu’elle est devenue une des toutes premières puissances industrielles après l’accélérateur qu’a été le Second Empire. La tour Eiffel est le clou de quatre décennies de progrès scientifique, technique et social, voire politique ; elle va symboliser par son architecture métallique cette ère de modernité dans laquelle la France est entrée. Ce n’est pas un monument en pierre, c’est un bâtiment qui affiche d’emblée qu’il est une structure faite avec le matériau nouveau, un symbole ô combien visible et expressif. La tour Eiffel est une apothéose.

Et de quoi est-elle le point de départ ?

Elle inaugure, c’est vrai, les constructions de très grande hauteur. On n’avait jamais construit aussi haut dans l’histoire. La pyramide de Khéops fait 140 mètres, la flèche de la cathédrale de Cologne culmine à 157 mètres et l’obélisque de Washington, érigé en 1885, à 169 mètres. Pour la première fois on va atteindre 300 mètres, c’est-à-dire la barrière symbolique des 1 000 pieds, un rêve que les Américains avaient déjà caressé pour l’Exposition universelle de Philadelphie en 1876, mais que les Français seront les premiers à réaliser. Ils vont prouver que la technologie des pièces de fer assemblées par des rivets, qu’on connaissait déjà pour les ponts, permet de façon somme toute assez simple de monter jusqu’à 1 000 pieds. La perspective est ouverte à un nouveau type de bâtiments qui vont se répandre très rapidement aux États-Unis – Chicago, New York… – et progressivement dans le reste du monde. La technique d’Eiffel va être utilisée pour construire non seulement des tours sans objet particulier comme la tour de 300 mètres, mais aussi des structures de bâtiments industriels, de bureaux et plus tard de logements. Elle permet d’aller beaucoup plus haut que la maçonnerie traditionnelle, limitée à 10-12 étages : au-delà, le poids est tel qu’il faut que les murs soient extrêmement épais à la base pour tenir.

Quelle est l’étape suivante ?

On va très vite passer à l’acier, un métal qui contient un peu plus de carbone – ce qui lui donne une plus grande résistance –, mais dont les qualités et le mode d’emploi sont très comparables. Sans solution de continuité, il y a une évolution technologique du fer à l’acier qui ouvre la voie, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, à l’architecture contemporaine. Avec l’acier on monte une structure de poutrelles, de planchers, qu’on va habiller avec des façades qui vont venir s’y accrocher. Ces façades sont en terre cuite, en panneaux de pierre et progressivement en verre. Les murs-rideaux tout en verre apparaissent dès les années 1910. La tour Eiffel a ouvert, technologiquement mais aussi dans l’imagination, la possibilité de construire autrement. On peut dire qu’elle est la mère de tous les gratte-ciel, dans la mesure où elle définit l’idée que l’on peut monter très haut grâce aux charpentes métalliques. Les premiers gratte-ciel font 15, 20 étages. Avant la Première Guerre mondiale, le Woolworth Building à New York, atteint 241 mètres. Et enfin l’Empire State Building, en 1931, culmine à 380 mètres. Le record de la tour Eiffel aura tenu un peu plus de quarante ans.

Pourquoi une idée imaginée en France s’épanouit-elle en Amérique ?

Quand on construit la tour Eiffel, Paris vient de se rénover complètement. Il s’est couvert de nouveaux immeubles de 5 étages (plus un à deux étages sous les combles), ponctués de monuments tels les gares, l’opéra Garnier (inauguré en 1875), quelques grandes églises comme la Trinité. C’est une ville mixte où les gens vivent et travaillent. Aux États-Unis, les villes sont plates, étalées. L’expansion économique foudroyante du XXe siècle et le développement du tertiaire vont créer le besoin de construire dans les centres-villes des immeubles de bureaux de grande hauteur accessibles en voiture ou en train depuis les périphéries résidentielles. Très vite New York, Chicago, Detroit se font concurrence : c’est à qui aura les plus hauts gratte-ciel. Ce modèle américain – périphéries plates, tours de bureaux regroupées au centre – se répandra dans le monde plusieurs décennies plus tard.

La France semble alors avoir renoncé aux tours, pourquoi ?

Détrompez-vous ! Le Grand Paris est la ville d’Europe où il y a le plus de tours. Dans les années 1960-1970, on a construit le front de Seine, la place des Fêtes, les nouveaux quartiers du XIIIe arrondissement et bien sûr La Défense. Il y a 70 tours rien qu’à La Défense ! Le quartier d’affaires est un modèle non seulement architectural, mais aussi fonctionnel. Les entreprises ont besoin de mètres carrés qui répondent aux normes de sécurité, de câblage, d’accessibilité. Ce n’est pas forcément « une entreprise, une tour », même si les grands groupes apprécient de montrer ainsi leur puissance. En France, l’idée de la ville moderne théorisée par Le Corbusier a eu beaucoup d’influence sur les grands ensembles de logements, en particulier sociaux, réalisés à partir des années 1950. On se disait qu’en construisant en hauteur on libérait de l’espace pour des jardins, des commerces, des équipements publics, des routes, d’où le choix d’une architecture de tours et de barres. Il fallait aussi construire beaucoup de logements, d’abord pour rattraper le retard pris depuis 1914, ensuite pour absorber les nouveaux flux de population. Entre 1953 et 1973, on a relogé le tiers de la population française !

Sommes-nous le seul pays où l’on ait choisi de loger les gens en hauteur ?

Non, le même besoin se retrouve aujourd’hui en Chine, multiplié par cent. Comme il faut absorber les millions de gens qui affluent des campagnes, on construit des tours de 30 ou 40 étages à touche-touche. Est-ce vraiment de la ville ? Heureusement, le génie chinois du commerce réussit à humaniser un peu ces concentrations de silos. On trouve à Shanghai ou Hong Kong, mais aussi ailleurs dans le monde, un autre phénomène issu du modèle américain, celui de la tour de prestige. Construire la plus haute tour devient un moyen d’expression de la puissance, une publicité pour faire connaître la réussite économique du pays et lui donner une visibilité. C’est typiquement ce qui se passe à Dubaï, avec la tour Burj Khalifa. Elle fait 830 mètres et, même si c’est complètement absurde, ça en fait pour l’instant le plus haut bâtiment jamais construit.

Pourquoi dites-vous que c’est absurde ?

Une tour est un non-sens économique et écologique. Cela coûte très cher à construire, à entretenir, à climatiser – à 500 mètres, vous ne pouvez pas ouvrir les fenêtres, les ascenseurs doivent être multipliés et prennent une place considérable. Alors certes, localement, cela valorise le terrain –  autrement dit, cela favorise la spéculation. Mais ces tours immenses – on parle maintenant de 1 000 mètres – sont surtout une façon de manifester sa puissance : d’en haut, vous dominez les autres.

À Paris, il y a plusieurs projets de nouvelles tours. Qu’en pensez-vous ?

Je ne suis pas contre la tour Triangle, à la porte de Versailles, à condition qu’on me donne l’appartement du sommet ! Plaisanterie mise à part, il faut qu’une tour ait un sens. À La Défense, on en construit plusieurs. Densifier ce quartier d’affaires qui représente la puissance économique du Grand Paris, le tiers du PIB de la France, cela semble justifié. Mais je trouve surannée l’idée de cerner Paris de tours de grande hauteur, à Bercy, porte d’Ivry, porte de Clichy. C’est rétrograde de vouloir montrer qu’on est moderne, comme dans les années 1960. Paris n’a pas besoin de ça. Une tour dépasse et est donc vue par beaucoup de monde. Il est déjà assez rare qu’une tour soit belle, mais il faut aussi qu’elle ait un sens aux yeux des citoyens. La tour Montparnasse, par exemple, n’a jamais exprimé grand-chose. Alors que la tour Eiffel, au bout de cent trente ans, reste le symbole par excellence de Paris et d’une audace constructive toujours étonnante. 

 

Propos recueillis par SOPHIE GHERARDI

 

 

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