« Plus de 20 % de la population présente à un moment de sa vie un trouble mental »
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On considère généralement que la maladie mentale est un phénomène exceptionnel. Est-ce exact ?
Non ! La maladie mentale est malheureusement quelque chose de très répandu. Les études épidémiologiques montrent que plus de 20 % de la population présente à un moment de sa vie un trouble mental. Il reste maintenant à définir ce que l’on entend par trouble mental. Cela peut être limité à un épisode dépressif d’intensité légère, qui va toucher quelqu’un pendant quelques semaines sans foncièrement entraîner de répercussions majeures sur son fonctionnement, ou constituer un épisode mélancolique qui peut affecter une personne durant plusieurs années, voire lui faire perdre la vie. Mais, quel que soit le terme utilisé – maladie, trouble, désordre –, une large partie de la population est concernée. Les études médico-économiques montrent bien que le coût financier, direct et indirect, de ces maladies est considérable et devient peu à peu le premier poste des dépenses de santé. Il s’agit ainsi de la première cause d’invalidité et de la deuxième cause d’arrêts de travail en France. Autre exemple, la seule dépression sera, en 2020, dans les pays industrialisés, la première cause d’« années de vie perdue en bonne santé dans le monde » (un indicateur médico-économique).
Quelles sont les principales maladies et combien de personnes touchent-elles ?
Pour simplifier, citons les troubles de l’humeur (dont les dépressions et les troubles bipolaires), les troubles anxieux et apparentés (dont les phobies et les TOC), les troubles psychotiques, les troubles de la personnalité, les troubles du développement (dont l’autisme) et les addictions.
La psychose concerne 1 % de la population, la bipolarité 1 à 2 %, les TOC 2 à 3 %. Avec les troubles dépressifs, on change d’échelle : on peut considérer que 10 à 20 % de la population est concernée, à un moment ou à un autre, la gravité des épisodes pouvant varier, de légère à sévère.
Comment définir une dépression ?
C’est le fait pour une personne de souffrir d’une perturbation de l’humeur qui se traduit par une tristesse, un désinvestissement, une perte du plaisir et du goût de la vie. Un épisode dépressif caractérisé se définit par cet état constant, tous les jours, toute la journée, pendant au moins deux semaines. Il existe bien d’autres signes de dépression mais l’essentiel est là. Les patients qui ont surmonté des maladies graves comme un cancer et connu la dépression rapportent qu’il n’y a pas pire que la douleur morale de la dépression.
Quel regard le patient porte-t-il sur sa maladie ?
C’est une question passionnante parce que la manière dont une personne regarde sa maladie est l’un des indices qui permettent de former des catégories au sein des maladies mentales. On peut dire que l’absence de prise de conscience caractérise par exemple les personnes touchées par la schizophrénie, au moins pendant les épisodes délirants. Dans ce cas, le sujet adhère totalement à la distorsion de la réalité qu’il est en train de vivre.
La personne qui souffre d’un TOC, au contraire, a une conscience très aiguë de son trouble. Elle sait bien que son rituel est inutile ou inefficace pour conjurer tel ou tel problème, mais elle vous explique qu’elle ne peut pas s’en empêcher. Cette conscience du ridicule de ses gestes ne peut toutefois suffire à inhiber les rituels, car l’angoisse qui les motive est trop forte. La question du regard ouvre aussi une dimension ontologique : comment se construit-on avec une maladie mentale ? Le regard varie selon les cultures et attribue un sens différent aux maladies, et il contient en germe une possibilité d’autostigmatisation, anticipant le rejet de la société.
Le regard de la société sur les maladies mentales a-t-il évolué ?
Le lexique en tout cas. On ne parle plus d’« aliénés ». On ne parle plus de « fous ». J’y vois une signification historique. Le philosophe Michel Foucault, d’une certaine manière, est le dernier à avoir parlé de folie en écrivant précisément une Histoire de la folie.
Nous avons du coup le sentiment d’évoluer vers moins de stigmatisation, mais les anciennes représentations sont toujours présentes. L’idée que le fou est imprévisible et dangereux est vivace. Les faits divers le démontrent, qui sont souvent l’occasion d’instrumentalisations politiques à partir d’éléments complètement faux. Aussi terrible et douloureuse soit-elle, l’affaire du patient souffrant de schizophrénie qui a tué deux infirmières et décapité l’une d’elles à Pau, en 2004, est exceptionnelle. Les personnes souffrant de troubles mentaux graves passent de manière rarissime à l’acte agressif et font, pour leur part, fréquemment l’objet d’agressions, de sept à dix-sept fois plus que la moyenne.
Le regard de la société évolue en revanche sur les maladies mentales qui n’affectent pas l’intégrité du jugement. Par exemple, les troubles anxieux qui se caractérisent tous par le fait que les patients ont conscience de leur pathologie. C’est plus facile à accepter pour le grand public, qui a pu faire l’expérience personnelle de symptômes de souffrance psychique, cela entraînant peut-être une meilleure capacité d’identification et donc de compréhension.
La médicalisation est-elle une bonne chose ?
Elle permet de faire monter le niveau de prise en charge et d’éviter des erreurs. Nous avons tous à l’esprit des histoires récurrentes d’artistes enfermés abusivement, de personnes qui ont failli être lobotomisées… tout cela est connu. Aujourd’hui, on peut espérer que les diagnostics soient posés différemment et qu’on évite à une personne souffrant de troubles de l’humeur d’être soignée longtemps en institution comme s’il s’agissait d’une psychose avec troubles du comportement…
Certains troubles mentaux sont-ils liés à notre époque, au stress des sociétés modernes ?
Nos définitions évoluent sous la pression sociale au cours du temps – par exemple, la déclassification de l’homosexualité comme trouble mental en 1973 pour la classification américaine et seulement en 1992 pour la classification de l’OMS. La mélancolie, une forme particulièrement grave de dépression, a sans doute, elle, toujours existé. Ce qui semble lié à nos sociétés, c’est l’augmentation du nombre de dépressions, ou en tous cas l’utilisation plus fréquente du concept ou du terme dans le langage. Mais est-ce parce qu’on les repère mieux ? Est-ce parce qu’on a créé des critères permissifs pour les reconnaître qu’on en diagnostique plus ? Les données scientifiques ne vont pas dans ce sens.
Par contre, l’hypothèse très intéressante que développe Alain Ehrenberg dans ses travaux paraît pertinente. Au début du XXe siècle, prévalait un modèle de la contrainte, caractérisé par des pathologies comme la névrose, l’hystérie. Nous serions, selon lui, passés à un modèle du bien-être, avec une injonction très forte : il faut te réaliser ! Devant le vide créé par l’échec à pouvoir réellement y répondre, l’homme moderne tomberait dans la dépression ou l’addiction pour le combler.
Peut-on aujourd’hui prendre soin de sa santé mentale comme on prend soin de sa santé physique ?
Oui. On peut essayer de prévenir des maladies psychiatriques dévastatrices qui touchent la plupart du temps les personnes à la sortie de l’adolescence et qui durent toute la vie. C’est encore balbutiant sur le plan opérationnel, mais des facteurs de risque ont été identifiés : les antécédents familiaux, les gènes de vulnérabilité, la maltraitance dans la petite enfance, les traumatismes. Concrètement, il faut inciter les jeunes à exercer des activités physiques, à développer des attitudes positives, des liens sociaux. Pour un adolescent susceptible de présenter des troubles bipolaires, il est nécessaire de le protéger en s’assurant de la régularité de son sommeil, en évitant les décalages horaires, les ruptures de rythme, l’alcool, les produits toxiques, les événements stressants. Ce type de démarche peut même éviter la déclaration d’une maladie.
Pour les troubles psychotiques, le cannabis est un facteur de risque. Son usage chez les jeunes présentant un profil biologique de vulnérabilité peut provoquer le déclenchement de psychoses. Si l’on fume après 20 ans, on n’échappe pas aux effets délétères cognitifs du THC (principe actif toxique du cannabis), mais on ne devient pas psychotique ; à 14 ans, ce n’est pas la même chose, et le danger est réel. Si le jeune appartient à la population à risque, il déclenchera sa maladie.
Dans un autre registre, la psychiatrie a trop longtemps négligé le suicide. Il faut considérer les conduites suicidaires (200 000 tentatives par an en France) comme une maladie à part entière, investir dans la recherche et la prise en charge. L’impact sur la société de ce phénomène, qui fait 12 000 morts par an, est énorme.
A-t-on fait des progrès dans le domaine de la santé mentale ?
Malgré tout le mal que l’on dit aujourd’hui des médicaments, il y a eu des progrès ! Les cliniciens qui s’occupent de personnes dépressives peuvent le constater tous les jours. La pharmacopée a du bon. Elle a notamment fait des progrès en produisant des médicaments avec moins d’effets secondaires, même s’il n’y a pas eu de révolution radicale depuis les neuroleptiques découverts par Henri Laborit dans les années 1950 et les antidépresseurs dans les années 1960.
En revanche, nous sommes proches de l’identification de mécanismes biologiques à l’origine de certaines maladies psychiatriques, avec comme corollaire l’identification de biomarqueurs, c’est-à-dire de signatures biologiques qui permettront d’anticiper des profils évolutifs et de personnaliser les traitements. Ces travaux vont probablement être à l’origine de bouleversements thérapeutiques. Ainsi, il se peut qu’on considère dans le futur les dépressions résistantes et d’autres troubles de l’humeur comme des maladies inflammatoires. Ce sont des pistes très sérieuses. Pour les TOC, nous travaillons sur les différentes techniques de neuromodulation cérébrale au moyen de stimulations électriques ou magnétiques et nous arrivons parfois à mettre les formes les plus sévères de ces maladies en rémission, en allant au cœur du cerveau moduler l’activité de circuits précis. Des malades jusque-là incurables retrouvent une vie quasi normale. C’est un nouvel horizon qui s’ouvre.
Propos recueillis par Éric Fottorino et Laurent Greilsamer
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