Le trouble est une notion floue qui n’épargne personne. C’est le résultat que produit le doute sur celui qui pensait savoir. C’est la sensation qui suit une rencontre et annonce la passion. C’est l’aspect que prend l’eau d’une mare dans laquelle on a jeté un pavé. Le trouble n’est pas un problème, il ne cherche pas à être résolu et, de sa douce perturbation, on peut même se délecter. Par quelle étrange alchimie, dès lors qu’il devient cérébral, le trouble bascule-t-il du poétique vers le pathologique ? Quand il est « mental », le trouble affole. Il devient anormal. Qu’est-ce à dire ?

À Bérenger, le personnage de Ionesco qui affirme qu’« un homme qui devient rhinocéros, c’est indiscutablement anormal, absolument anormal », Durard répond : « Vous me semblez bien sûr de vous. Peut-on savoir où s’arrête le normal, où commence l’anormal ? Vous pouvez définir ces notions, vous, normalité, anormalité ? Philosophiquement et médicalement, personne n’a pu résoudre le problème. » Et Durard a raison. Pourtant, rien n’est plus banal que l’emploi du terme « anormal » pour qualifier un dysfonctionnement organique ou psychique. Quelle est cette norme implicite que la maladie transgresse et que le trouble subvertit ?

Dans son cours au Collège de France intitulé Les Anormaux, Michel Foucault compare l’expert psychiatrique au Père Ubu d’Alfred Jarry, qui incarne mieux qu’aucun autre les délires absurdes auquel conduit l’exercice d’un pouvoir sans limite. « La pitrerie et la fonction de l’expert psychiatre font corps l’une avec l’autre », insiste Foucault, signalant que la comparaison entre le cul nu d’Ubu et la blouse blanche du médecin doit s’entendre non comme une provocation, mais comme une identification. Est-ce à dire que, pour le philosophe, le vrai malade serait non pas le patient, mais le médecin ? Foucault n’est pas si fou : le mal qu’il dénonce ne concerne pas le métier de psychiatre mais la fonction d’expert qui en est devenue indissociable au cours du XIXe siècle. En installant au cœur de la pratique médicale l’idée d’une expertise scientifique, la psychiatrie a substitué à la singularité de la relation entre médecin et patient l’objectivité d’un discours dont le but n’est plus de soigner, mais de surveiller ou, pire, guérir. On ne parle plus de « maux », mais de « symptômes ». On ne dit plus « santé mentale », mais « hygiène sociale ». Et si la folie effraie, ce n’est pas par la douleur qu’elle engendre chez le patient, mais par le danger qu’elle représente pour la société. Le malade est devenu fou et le fou, dangereux. C’est l’hôpital qui, déjà, fonctionne comme un tribunal. Subrepticement, à l’aide de termes tels que « facteurs de risque », « réseaux sanitaires » et « prise en charge », le discours médical s’est vu greffé un corps étranger : celui des normes savantes au nom desquelles l’expert-psychiatre formule un impératif qui est non plus médical, mais moral. En clair : le but n’est pas de retrouver la santé, mais de devenir normal. Non pas moins souffrir, mais ressembler aux autres. Dans le royaume d’Ubu, les malades seraient tous des anormaux. Et on y sentirait le pourri. Comment, alors, remplacer le diktat de la guérison par l’impératif de soin ? Le défi est énorme. 

 

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