J’ai peur de la peur

Guy de Maupassant

(1850-1893)

Je me marie pour n’être pas seul.

Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tu auras pitié de moi, et tu me mépriseras, tant mon état d’esprit est misérable.

Je ne veux plus être seul, la nuit. Je veux sentir un être près de moi, contre moi, un être qui peut parler, dire quelque chose, n’importe quoi.

Je veux pouvoir briser son sommeil ; lui poser une question quelconque brusquement, une question stupide pour entendre une voix, pour sentir habitée ma demeure, pour sentir une âme en éveil, un raisonnement en travail, pour voir, allumant brusquement ma bougie, une figure humaine à mon côté…, parce que… parce que… (je n’ose pas avouer cette honte)… parce que j’ai peur, tout seul.

Oh ! tu ne me comprends pas encore.

Je n’ai pas peur d’un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans frissonner. Je n’ai pas peur des revenants ; je ne crois pas au surnaturel. Je n’ai pas peur des morts ; je crois à l’anéantissement définitif de chaque être qui disparaît !

Alors !… Oui, alors !… Eh bien ! j’ai peur de moi ! j’ai peur de la peur ; peur des spasmes de mon esprit qui s’affole, peur de cette horrible sensation de la terreur incompréhensible.

Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J’ai peur des murs, des meubles, des objets familiers qui s’animent, pour moi, d’une sorte de vie animale. J’ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de ma raison qui m’échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et invisible angoisse. 

 Lui ?, 1883

 

Vivre avec l’alcool

Marguerite Duras

(1914-1996)

J’ai vécu seule avec l’alcool des étés entiers à Neauphle. Les gens venaient aux week-ends. Pendant la semaine j’étais seule dans la grande maison, c’est là que l’alcool a pris tout son sens. L’alcool fait résonner la solitude et il finit par faire qu’on la préfère à tout. Boire ce n’est pas obligatoirement vouloir mourir, non. Mais on ne peut pas boire sans penser qu’on se tue. Vivre avec l’alcool, c’est vivre avec la mort à la portée de la main. Ce qui empêche de se tuer quand on est fou de l’ivresse alcoolique, c’est l’idée qu’une fois mort on ne boira plus. J’ai commencé à boire aux fêtes, aux réunions politiques, d’abord les verres de vin et puis le whisky. Et puis à quarante et un ans j’ai rencontré quelqu’un qui aimait vraiment l’alcool, qui buvait chaque jour mais raisonnablement. Très vite je l’ai dépassé. Ça a duré dix ans. Jusqu’à la cirrhose, les vomissements de sang. Je me suis arrêtée pendant dix ans. C’était la première fois. J’ai recommencé et puis j’ai encore arrêté, je ne sais plus pourquoi. Puis j’ai cessé de fumer et je n’ai pu le faire qu’en buvant de nouveau. » 

La Vie matérielle, 1987 © P.O.L

 

L’émotion forte m’est interdite

Gérard Garouste

(né en 1946)

Si je ris, si je parle beaucoup, si j’ai l’air très en forme, si j’écoute de la musique très fort, si je danse, si je fais rire les autres, alors il faut s’inquiéter. Le pire est à venir. Être heureux est dangereux pour moi, être en colère aussi. L’émotion forte m’est interdite. Elle bouscule trop de choses dans ma tête aux pensées et aux souvenirs mal accrochés. Une crise s’annonce. Je la vois venir dans les yeux d’Élisabeth. Elle sait, elle a appris avec le temps. Et j’ai peur de ce qu’elle est en train de prévoir, je lui en veux déjà, je sens bien qu’elle ne m’écoute plus, qu’elle m’observe et se demande s’il est encore temps d’appeler le médecin ou s’il faut directement composer le numéro de la police.

Car bientôt je m’agite, je scrute les gens, leurs regards, leurs mains, j’y vois une quantité d’informations que je suis le seul à décrypter. Je deviens plus agressif, plus provocant, je n’entends plus personne, je suis dans ma coque, je suis invulnérable, il n’y a plus un gramme de peur en moi… 

Gérard Garouste avec Judith Perrignon, L’Intranquille, Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, 2009 © L’Iconoclaste

 

Impossible de faire autrement

Lewis Carroll

(1832-1898)

« Quelle espèce de gens trouve-t-on dans ces parages ?

– Dans cette direction-ci », répondit le Chat, en faisant un geste de sa patte droite, « habite un Chapelier ; et dans cette direction-là » (il fit un geste de sa patte gauche), « habite un Lièvre de Mars. Tu peux aller rendre visite à l’un ou à l’autre : ils sont fous tous les deux.

– Mais je ne veux pas aller parmi les fous !

– Impossible de faire autrement ; nous sommes tous fous ici. Je suis fou. Tu es folle.

– Comment savez-vous que je suis folle ?

– Si tu n’étais pas folle, tu ne serais pas venue ici. »

Alice au pays des merveilles (1865), trad. Jacques Papy © Jean-Jacques Pauvert

 

je glissais dans l’abîme

Stefan Zweig

(1881-1942)

Face à un échiquier bien réel avec des figures bien réelles, on peut se réserver des pauses de réflexion, on peut physiquement changer de place et se tenir d’un côté ou de l’autre de la table afin de considérer ainsi la situation tantôt du point de vue des noirs, tantôt de celui des blancs. Mais, contraint que j’étais de projeter dans un espace imaginaire ces combats contre moi-même ou, si vous préférez, avec moi-même, il fallait que je me représente mentalement la configuration générale sur les soixante-quatre cases et que je calcule non seulement ces positions dans l’instant, mais aussi les coups ultérieurs possibles des deux partenaires, autrement dit – aussi insensé que cela paraisse – de m’imaginer deux ou trois, non, plutôt six, huit, douze positions différentes pour chacun de mes deux Moi, pour le noir et pour le blanc, afin de calculer quatre ou cinq coups à l’avance. Pardonnez-moi de vous entraîner dans de telles aberrations… mais à ce jeu projeté dans l’espace abstrait de l’imagination, je devais donc anticiper quatre ou cinq coups comme joueur blanc mais aussi comme joueur noir, c’est-à-dire combiner anticipativement toutes les situations qui se présenteraient dans le développement du jeu et le faire avec deux cerveaux, avec celui des blancs et avec celui des noirs. Pourtant, ce clivage intérieur n’était pas ce qu’il y avait de plus périlleux dans cette expérience abstruse, le pire c’était qu’à force de concevoir ces parties dans l’abstrait, je sentais le sol se dérober sous mes pieds et que je glissais dans l’abîme. […] Mais dès l’instant où je tentais de jouer contre moi-même, je me mettais inconsciemment au défi. Le noir que j’étais rivalisait avec le blanc que j’étais aussi et chacun d’eux devenait avide et impatient de gagner, de remporter la victoire ; mon Moi noir devenait fiévreux après chaque coup joué en se demandant comment mon Moi blanc allait riposter. Chacun de mes deux Moi était triomphant quand l’autre avait commis une erreur tout en déplorant conjointement sa propre maladresse.

« Tout cela paraît dépourvu de sens et pour un homme normal vivant dans des conditions normales une telle schizophrénie consciemment provoquée, un tel clivage de la conscience avec sa part dangereuse d’excitation serait en effet inconcevable.  

Le Joueur d’échecs, trad. François Wuilmart, dans La Confusion des sentiments et autres récits, éd. Pierre Deshusses, « Bouquins », 2013 © Robert Laffont

 

Il voyait des visages

Virginia Woolf

Et puis, de retour à la maison, il pouvait à peine marcher. Il s’était allongé sur le sofa et lui avait demandé de lui tenir la main pour l’empêcher de tomber, de tomber, criait-il, dans les flammes ! Il voyait des visages qui sortaient du mur et se moquaient de lui, qui l’appelaient de toutes sortes de noms affreux, dégoûtants, et des mains qui sortaient de derrière le paravent. Pourtant, ils étaient absolument seuls. Mais ils s’étaient mis à parler tout haut, à répondre à des gens, à discuter, à rire, à crier, à s’exciter et à lui demander d’écrire des choses sous sa dictée. De pures bêtises ; à propos de la mort ; à propos de Miss Isabel Pole. Elle n’en pouvait plus. Elle allait repartir chez elle.

Elle était maintenant près de lui, elle le voyait regarder le ciel, marmonner, se tordre les mains. Pourtant le docteur Holmes avait dit qu’il n’avait rien du tout. Si c’était vrai, qu’est-ce qui avait bien pu se passer, pourquoi avait-il perdu l’esprit, pourquoi, lorsqu’elle était assise près de lui, sursautait-il, la regardait-il d’un air soupçonneux, s’éloignait-il, et lui montrait-il sa main, la prenant dans les siennes, la fixant des yeux d’un air terrifié ? 

Mrs Dalloway (1925), trad. Marie-Claire Pasquier, « Folio », 1994 © Éditions Gallimard

 

La  folie c’est les autres

Tahar Ben Jelloun

(né en 1944)

Il sentait mauvais. Ni sa mère ni ses frères n’osèrent s’approcher de lui. C’était un homme abîmé, revenu d’un voyage où il avait failli perdre la raison et peut-être la vie. Pour lui, s’absenter avait été son unique moyen de répondre à la bêtise et à la cruauté. La folie est souvent fabriquée, astiquée, préparée, mise en route par les autres. Même s’il est exagéré de dire que « la folie c’est les autres », les autres y sont souvent pour quelque chose, pour beaucoup même. 

Le Mariage de plaisir, 2016 © Éditions Gallimard

 

 

 

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