Qu’est-ce qui plaît, fascine toujours autant, aujourd’hui, dans Paris ?

Paris représente ce que l’Amérique a représenté au XIXe siècle et durant une bonne partie du XXe siècle. Un « pays » où l’on peut avoir une deuxième chance, où l’on peut être acteur de sa vie, pour ne pas dire de son propre destin ; un « pays » aussi où l’on est à l’abri de cet ennemi de l’homme que peut être le voisin. J’ai toujours pensé à Paris en référence à la phrase de François Mauriac qui disait : « Une ville de province est un désert sans solitude. » J’ai toujours voulu venir à Paris. Dès que j’ai eu mon bachot, des cousins m’ont obligeamment prêté une chambre de bonne dans le XVIe. Je me suis inscrit en lettres, en droit, en médecine, à Sciences Po… Je courais partout, j’allais assister à des répétitions d’orchestre, j’allais au cinéma. Je découvrais le lieu de l’indépendance, de la liberté et de la diversité. Montaigne le disait déjà : « Je ne suis Français que par cette grande cité, surtout incomparable en variété et  diversité de commodités. » Cela n’a pas changé. Sauf que, maintenant, la moindre chambre se loue 700 euros par mois !

Une ville qui excite la curiosité.

Chaque fois que je vois quelqu’un découvrir un endroit dans Paris, je me souviens de mes propres découvertes et je constate avec plaisir qu’elles ne sont pas épuisées, qu’il y aura encore quelqu’un pour me faire découvrir, comme il n’y a pas si longtemps, des jardins privés dans le IXe arrondissement. C’est une découverte sans fin, une ville magnifique. Passez par le pont des Arts, qu’il fasse beau ou mauvais, et vous ne pouvez qu’admirer. La Seine a quelque chose d’extraordinaire, et ce fleuve est encore plus beau depuis les quais que depuis les berges…

Comment définir la singularité de Paris ?

Il y a d’abord une dimension politique. La position très particulière de Paris, cela ne relève pas d’un slogan publicitaire. Les documents historiques, les correspondances en témoignent. Pendant très longtemps, Paris a été la seule ville qui soit une capitale. La capitale d’un État unifié. Pas seulement une capitale administrative comme chez tant de nos voisins, y compris le Royaume-Uni où les spécificités et les antagonismes de leurs populations sont très forts. Paris est une capitale totale qui agglomère tous les pouvoirs : la capitale de l’argent, de la richesse accumulée, des clercs laïcs et religieux, du pouvoir, de la culture. Tout converge vers elle grâce à sa situation géographique. On y arrivait facilement par la Seine, navigable. C’est vers elle que se dirige tout homme de talent qui a quelque chose à faire valoir qui ne soit pas un héritage. Tous les pouvoirs sont concentrés là, avec une diversité et une vitalité sans équivalent. Et cette blague-là dure depuis le XIIe siècle.

Une blague ?

C’est une expression de ma grand-mère ! Je veux parler de l’attractivité de Paris. À partir du règne de Louis XI (1461-1483), la centralisation du royaume est acquise. Le processus est complètement en marche.

Il faut saisir un second trait : Paris est la capitale des arts et des plaisirs. On sait tout des arts, moins des plaisirs. C’est très joliment caricaturé dans La Vie parisienne de Jacques Offenbach. Mais c’est vrai. Cette capitale des plaisirs, depuis si longtemps, est renforcée sous le Second Empire par une organisation des transports remarquable et le développement volontariste des congrès professionnels, prétextes à promenade érotique. Tout cela, aujourd’hui, est bien entendu fini !

Paris ville des plaisirs. Et Paris ville des arts, de la culture ?

Cela tient à la liberté, l’extrême liberté parisienne. Cette vie artistique a toujours existé et pris des formes différentes au fil des siècles. Car il y a la vie artistique officielle, je dirais académique, et Dieu sait qu’elle n’est pas médiocre – la plupart des Poussin sont des commandes ! – et une vie, en parallèle, de plus en plus forte. Pensez aux salons où les peintres exposent avec leurs concurrences et leurs scissions comme le Salon des indépendants. Il y a trop de richesses, ici, pour que ne puissent pas coexister les arts de commande et une ébullition constante dans la ville, les quartiers (un coup Montparnasse, un coup Montmartre, le Marais, le XIIIe).

On ne peut pas être le meilleur joailler, artisan, peintre… ailleurs qu’à Paris. Paris, c’est cosa mentale… C’est un cœur et un cerveau puissants. Le déclin relatif de cette attractivité tient au TGV ! Ce n’est pas la seule raison, mais elle bouscule bien des choses : quand on peut partir de Montpellier pour assister à un opéra à Paris et revenir quasiment dans la journée, tout peut changer.

Paris serait entré dans une phase de déclin ?

La fameuse maxime de Paul Valéry – « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » – n’est pas uniquement une phrase pour concours d’entrée à Sciences Po. Je vois bien qu’il existe une politique qui accélère la dénaturation de Paris et qui se couche devant l’impératif catégorique touristique. Ce qui devient dans la bouche de Mme Hidalgo : « ce qui manque à Paris, ce sont des cinq-étoiles » ! Cela se traduit par une politique culturelle confondante, marquée par le caporalisme. Je souffre de voir cette ville transformée en décor. J’ai connu Venise étant jeune sociologue, chargé de mission dans un centre psychiatrique. J’ai vu ce que pouvait être l’appropriation, même non agressive, d’une ville par l’étranger. Ce n’est pas du tout théorique : Paris, depuis bien des années, évolue vers un modèle proche de celui de Venise.

À quand remonte cette dénaturation de Paris ?

Le péché originel, c’est la destruction des Halles par Pompidou. Une destruction criminelle. Oui, le meurtre de Paris, c’est les Halles, évidemment. La destruction des pavillons Baltard a été inutile. Rares sont ceux qui savent qu’il y avait sous ces pavillons des caves à peu près du même volume, des caves voûtées de forme gothique. On aurait pu au moins garder le commerce des fleurs, la crèmerie et installer la BNF dans ces pavillons. Créer un mélange de salles de spectacle, de commerces… Tout cela, qui était la vie même, a été remplacé par ce qu’une critique américaine a appelé un non-lieu : le Forum des Halles.

Le ventre de Paris était là depuis Philippe Auguste (1180-1223). Chacun trouvait de quoi se nourrir, du plaisir, du travail : étudiants, on venait décharger la marchandise au cul du camion. Ce lieu fonctionnait comme une espèce de régulateur social spontané qu’on a détruit sans aucune réflexion ! On a mis dehors le petit prolétariat.

N’y a-t-il plus de peuple parisien ?

Le peuplement a changé avec le premier maire de Paris, Jacques Chirac, élu en 1977. On a beaucoup parlé des aspects financiers de la rénovation. Malheureusement, on ne s’est pas intéressé à un autre aspect, politique, de la gestion des affaires publiques qui a consisté à vider des poches entières de Paris de leur population. À aucun moment cette population n’a bénéficié de la rénovation. Elle a été cassée. On a mis les « pauvres », ceux qui se trouvaient en bas de l’échelle des travailleurs, de l’autre côté du périphérique. Les logements nouveaux ont été attribués par les mairies d’arrondissement à une population de cadres moyens, les électeurs du RPR, dont les enfants feront la fortune des socialistes ! Après, il y a aussi les effets du marché immobilier et de la mode. Des populations plus bourgeoises sont revenues, dans le même temps, vers les centres-villes. C’est un mouvement de fond.

Pour vous donner une idée, en 1969, je conduis une étude dans le XIIIe arrondissement : 63 % des appartements du secteur qui va de la poterne des Peupliers à la Butte-aux-Cailles ne disposaient que d’un seul point d’eau et d’un nombre de pièces obligeant les enfants à vivre à plusieurs dans la pièce commune. La situation a complètement changé. Cela se joue entre 1969 et la fin des années 1980. Le périphérique, lui, est achevé dans les années 1970. Tous ces phénomènes se cumulent et les néo-bourgeois parisiens essayent de s’agrandir en rachetant l’appartement d’à côté. C’est ce qu’un spécialiste de l’immobilier a appelé la loi du 1 + 1 = 1.

Peut-on encore s’installer à Paris avec des revenus modestes ?

La spéculation a eu raison de tout cela. Financièrement, les jeunes couples ne peuvent plus se le permettre. L’embourgeoisement de Paris est devenu une réalité. Les pauvres, il n’en reste quasiment plus. Avec des enfants, ils ont besoin de crèches. Encore faut-il avoir des puéricultrices… Or vous constaterez que les chiffres de l’absentéisme les plus élevés concernent le personnel dédié à la petite enfance. Pourquoi ? Parce qu’avec leurs salaires, elles habitent en grande banlieue et qu’elles doivent se lever à 5 heures du matin pour déposer leurs propres enfants puis arriver à Paris… Bref, ça ne marche pas. Accordons donc les logements sociaux aux personnes dont la présence constitue une forme de multiplicateur de sociabilité : le personnel des crèches, les infirmières, les policiers, etc. Il faut assumer cet arbitraire. Ces logements à loyer modéré doivent être destinés en priorité aux gens qui de par leur métier luttent contre le dépeuplement de la ville. Il n’y a pas de fatalité. On peut agir, adopter une politique favorable à cette diversité.

Avec les attentats de novembre, les Parisiens ont redécouvert l’importance des cafés, des terrasses. Est-ce cela l’esprit de Paris ?

J’ai bien peur que ce ne soit plus que cela. Pour être franc, je ne vois plus d’esprit de Paris. L’esprit de Paris, c’est l’extrême diversité sociale et des âges, pour le meilleur ou pour le pire. Ce Paris-là ne peut pas se comparer à un Paris en voie d’uniformisation d’âges, de conditions sociales, de façon de s’habiller, de penser. On finira par chercher la diversité à Auteuil ! L’esprit de Paris, il est dans la tête des étrangers. L’étoile sera tout à fait éteinte que cela durera encore longtemps.

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et  LAURENT GREILSAMER

 

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