Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes de pays loin
cobayes des colonies
Doux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d’Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
embauchés débauchés
manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers

Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou bien du Finistère
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
la liberté des autres

Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d’une petite mer
où peu vous vous baignez

Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet

Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés

Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons d’or faits de papier plié

Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui dormez aujourd’hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières

On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos

Étranges étrangers

Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez.

Grand bal du printemps, 1951
© Éditions Gallimard

 

Certaines inégalités ont des gueules d’apartheid. Qu’elles défavorisent d’étranges étrangers ou des autochtones à trogne de lointains. Né à Neuilly-sur-Seine, Jacques Prévert grandit dans un Saint-Sulpice encore populaire. Il devient après-guerre l’une des légendes de Saint-Germain-des-Prés avant d’emménager, en 1955, cité Véron, derrière les ailes du Moulin-Rouge. Grand bal du printemps date de 1951. L’ouvrage est réalisé en collaboration avec le photographe d’origine lituanienne Izis, un immigré comme le Hongrois Brassaï. Jacques Prévert y joue avec les clichés et les proverbes, et les sonorité précieuses de la langue française, jusqu’à rendre leur sens aux mots. Il lui suffit de mêler le nom des quartiers parisiens à ceux des nations pour chanter l’exil dans les ghettos. Éboueur, tanneur ou cordonnier : les métiers sont spécialisés mais le quotidien instable. Les sons se répètent dans les oxymores « embauchés débauchés », « manœuvres désœuvrés », « dépatriés expatriés ». Le poète convoque l’Histoire, de la guerre d’Espagne à celle d’Indochine, en passant par le camp militaire de Fréjus où furent logées les troupes coloniales. L’œuvre est engagée contre l’ingratitude. Si elle apostrophe les apatrides de la capitale, et autres « reines et rois du plus bas du pavé », c’est à la solidarité urbaine qu’elle appelle. Alors que « sur le dos de la misère / le Froid présente sa collection d’hiver », comment faire de Paris une fête ?

 

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