Comment devient-on Thomas Pesquet ?

Avec beaucoup de chance. Ce n’est pas pour faire le modeste, mais c’est vrai. Ne serait-ce que parce qu’être en bonne santé ou avoir une bonne vue, c’est déjà le résultat d’une loterie génétique. Et j’ai grandi dans une famille modeste, mais qui allait bien, qui m’a donné plein d’opportunités dans la vie, j’en suis conscient. Ensuite, il y a une sélection d’astronautes tous les quinze ans. Certains étaient trop jeunes pour participer à la précédente et trop vieux pour la suivante. C’est aussi bête que ça. Cela étant, ça ne veut pas dire que je n’ai pas essayé d’avoir une action, de chercher à orienter les choses. Je suis convaincu que nous sommes brassés par des forces qui nous dépassent. On ne peut pas agir sur le hasard. Mais, à l’intérieur de ce qui nous est donné, on peut encore agir sur notre destin. C’est la même chose que lorsque l’on traverse l’Atlantique à la rame, comme l’a fait un de mes amis : le courant fait 95 % du boulot. Et pourtant, mon ami a dû se lever tous les matins pour ramer dix heures par jour, pendant plus d’un mois. S’il ne le faisait pas, autant se jeter à l’eau. C’est une belle métaphore de la vie. On n’en maîtrise pas 95 %. Mais pour ces 5 % qui ne sont qu’à nous, il faut y aller à fond, et ils font toute la différence.

« Même si ça me vexe un peu de me l’avouer, je n’ai encore rien retrouvé sur Terre qui me fasse vibrer autant »

Petit, vous ne rêviez pas d’espace mais « d’exceptionnel, d’ultra singulier »… 

Les générations précédentes voyaient beaucoup de familles nombreuses, moi j’ai grandi avec mon frère, comme beaucoup d’enfants de notre génération, comme si nous étions le centre du monde. J’étais un enfant voulu, pas forcément choyé, mais au centre de l’attention. Plus tard, au moment de me confronter aux autres, j’ai eu envie de retrouver cette sensation. Je me souviens du stress que j’ai éprouvé un jour de visite à Paris à l’âge de 16 ans. Il y avait tellement de gens ici, comment était-il, dans ces conditions, possible d’être une personne unique ? Je n’ai jamais eu envie d’être une star ou quelqu’un que les gens admirent. Mais d’être la seule version de moi qui existe. 

Ces 5 % que vous évoquiez, c’est une question de volonté, de caractère, de travail incessant ?

C’est un mélange de tout cela… Je suis un peu laborieux. Je m’en suis rendu compte durant mes études. Jusqu’au bac, j’étais plutôt premier de la classe, sans trop d’efforts. En classe prépa, j’ai vu que je devais travailler beaucoup plus pour rivaliser avec les meilleurs, qui avaient des facilités bien plus grandes. J’ai eu, je crois, la capacité de me focaliser sur des buts et de tout faire pour les atteindre. Pendant mes deux ans de prépa, j’ai tout arrêté, la musique, le basket, le judo. Je travaillais du matin au soir. Un moine ! Je ne sais pas vraiment pourquoi, car ce n’est pas mon caractère. Mais il y avait un but, de la compétition, je ne voulais pas être nul… Petit à petit, et c’était chaque fois un choc, j’ai pris conscience que j’étais bon. Je me suis retrouvé premier de ma classe en maths spé. Pareil quand j’ai été sélectionné comme pilote. Je ne sais pas si cela m’a donné confiance, mais je me suis dit : tant que je gagne, je joue ! C’était une autorisation à rêver plus grand. Le risque, surtout quand on est jeune, c’est l’autocensure. Ce qui nous permet de nous dépasser, c’est d’avoir des rêves trop grands pour nous. Sortir de sa condition, prendre un ascenseur social, faire des choses pour lesquelles on n’était pas forcément programmé, voilà ce qui fait se dépasser. Bien sûr, c’est difficile…

« On peut espérer trouver les clés de notre passé dans l’espace. On a aussi envie de prévoir le futur »

Vous reconnaissez-vous dans les racines paysannes de votre famille normande ?

Oui, complètement. J’ai vraiment mes racines en Normandie. J’y connais tous les cailloux de la route, les embranchements, les petits bleds, les pancartes. Et j’ai cette espèce de bon sens qu’on qualifie de paysan. Pour moi, c’est très important dans le métier de pilote, dans les métiers opérationnels. Il faut rester terre à terre, même si on m’a souvent dit que j’avais la tête dans les étoiles ou dans la lune – j’ai eu droit à tous les bons mots ! Cette « normalité » m’a beaucoup aidé, quand je me suis retrouvé catapulté dans un monde « pas normal ». Aller dans l’espace, être parachuté, subir une exposition médiatique en revenant… si tu n’es pas hyper basique dans ta tête avec un bon câblage, il y a moyen de dévisser sérieusement. Cela m’a aidé au stade de la sélection. On cherche des gens psychologiquement stables pour les mettre deux cents jours dans une boîte en fer à 400 kilomètres de la terre. 

Votre préparation spatiale a nécessité quantité d’épreuves, de concours, de sacrifices… Rétrospectivement, qu’est-ce qui a été le plus dur dans ce parcours ?

Quand tu fais les choses, tu les fais une par une, sans les envisager dans leur ensemble. Si tu regardes le processus de sélection des astronautes, tu ne t’inscris pas. Avec une chance sur cent mille, quel est l’intérêt ? Je ne joue pas au loto, par exemple, car je crois aux probabilités. En revanche, les épreuves vues les unes après les autres sont toutes faisables, tant pendant la sélection que pendant l’entraînement. C’est compliqué, mais on peut y arriver. Sur le moment, j’étais concentré sur chaque étape. C’est mon expérience de la classe prépa : me concentrer sur un but. Tout mettre en œuvre pour y arriver. Puis affronter l’épreuve suivante. Avec cette mentalité, j’ai pu faire du chemin, sans être obsédé par le but éloigné qui paraît inaccessible.

Quant aux moments difficiles… J’ai une mémoire hyper sélective et je ne me rappelle que les bons souvenirs. Ça permet de très bien dormir la nuit. Anne, ma compagne, se moque de moi et me dit parfois que j’aurais pu être un très bon serial killer. Je ne sais pas si c’est à écrire ! Donc je ne me souviens pas vraiment des moments de souffrance. Les stages de survie, 24 heures dans la neige, c’était dur… Les biopsies, pour me prélever des morceaux de tissus après chaque mission, ce n’était pas la joie non plus... Quand les choses sont derrière, c’est bon, on n’en parle plus. On peut passer à la suite.

Et vos plus grandes joies ?

Il y a celles auxquelles les gens pensent, comme la première fois qu’on arrive, non dans l’espace, mais dans la station. Jusque-là, je gardais une liste de choses qui pouvaient mal se passer, que ce soit pour des raisons médicales, politiques ou techniques. Pour aller dans l’espace, il faut que s’accomplisse une série de miracles qui sont moins probables que leur contraire. Une fusée est naturellement plus susceptible d’exploser que de ne pas exploser, même si on fait tout pour qu’elle n’explose pas ! Avoir un petit problème médical quelconque est plus probable que n’en avoir absolument aucun, etc. Cette liste me servait à me dire : je fais de mon mieux, on verra. Mais à mesure qu’on approche du décollage, la liste diminue. Tiens, je suis apte médicalement. Tiens, la fusée est sur le pas de tir… À l’intérieur, c’est bien nous, pas nos doublures… Tu décolles, et tout va bien… Même dans le Soyouz, je me disais : on n’est pas arrivés. C’est un tout petit appareil, on passe 54 heures en orbite. Mais pénétrer dans la station, c’est un grand souvenir. Sur le moment, je ne le comprends pas. Je l’ai intellectualisé plus tard : ça y est, il n’y a plus rien sur la liste. Un peu par surprise, pour la première fois, je réalise que je suis dans l’espace, je m’autorise à y croire.

Ce soulagement est dingue. Cela fait sept ou huit ans d’une vie de sacrifices et d’efforts, avec ce gros point d’interrogation au-dessus de la tête. Et là, tout d’un coup, tu l’as fait. Ce n’était pas pour rien. Mais il y a eu des moments bêtes aussi, comme celui où l’on te donne ta première combinaison, ou celui où j’ai reçu mon badge de la Nasa, avec marqué astronaute, mon nom, ma photo et le petit drapeau français.

L’idée de la mort est-elle aussi présente ?

Un peu, mais sans doute pas autant qu’il le faudrait, car on fait tout pour que la mission soit sûre. La mort est donc liée à l’échec de quelqu’un, le tien ou celui des ingénieurs qui auraient été défaillants. On l’envisage, mais on n’en parle pas. On peut avoir envie de faire sa catharsis avant de partir, de faire, comme moi, son testament. D’autres disent que tout va bien, qu’il ne faut pas s’inquiéter. C’est sans doute un peu naïf et ce n’est pas, je crois, l’attitude à avoir pour les familles. C’est dur pour elles, on leur demande d’être solides, pour aider leur conjoint, leur parent, qui va dans l’espace. En réalité, on ne laisse pas de place à leurs sentiments.

Un enfant m’a demandé un jour ce qui se passerait si un astronaute mourait dans la Station spatiale. Que fait-on du corps ? Je ne savais pas répondre à cette question. Dans les avions, il existe un body bag, car il arrive que des voyageurs décèdent sur des long-courriers. Mais là, j’ignorais si c’était bien le cas. Personne ne m’avait parlé de ça en cinq ans ! J’ai posé à mon tour la question. Il existe un body bag dans la station, mais aucun de mes collègues n’en avait entendu parler. S’il y a besoin de s’en servir, c’est qu’une chose se sera très mal passée. Une explosion, un incendie… Les scénarios vont si loin qu’il n’existe pas de réponse standard. Au fond, il n’y a pas de place pour ce sujet. Le discours dominant est celui du super-héros, qui n’a jamais peur, jamais mal… Ça va avec le job. Donc on a l’impression que s’inquiéter, parler de la mort, c’est déjà trahir, ne pas être à la hauteur.

Les pages les plus poignantes de votre livre évoquent l’angoisse des proches, celle de votre mère, de votre compagne. Il faut une dose d’égoïsme pour faire ce métier, et faire subir ces épreuves à son entourage ?

Oui, je pense. Mais il faut vivre avec. On n’arrive pas là si on est la personne la plus altruiste qui soit. Pour aider les autres, dans un monde idéal, il faut devenir médecin ou prof. Chez les astronautes, il y a sûrement un culte de la personne, un égoïsme qui fait que tu es là pour toi. J’essaie bien de mettre mon action au service de tous, de me dire que ces missions sont importantes pour la collectivité. Mais il faut vivre avec le fait que la décision que tu infliges à tes proches est uniquement de ton fait. Personne ne m’oblige à être astronaute. Dans les rapports de couple ou de famille, il faut s’en remettre. Je ne suis pas sûr que j’y arriverais s’il n’y avait pas derrière l’idée d’une mission collective, altruiste. Nous ne sommes pas des saints – personne ! Il faut toujours trouver un intérêt personnel dans ce qu’on fait. Mais si tu ne cherches que ton intérêt, tu finis trader. Si tu n’es que dans le don, tu te voues à l’humanitaire ou aux évangiles. Pour l’immense majorité d’entre nous, il faut trouver un équilibre.

Est-ce pour cette raison que vous avez eu l’idée, dès Proxima, d’en faire une mission de « proximité », avec un gros effort de communication auprès de la population ?

J’ai été le dernier de mes collègues de promotion à partir dans l’espace. J’ai eu le temps de réfléchir à ce que je voulais faire de cette mission. J’ai eu le temps d’analyser les missions françaises menées dans les années 1990 notamment. J’ai aussi eu le temps de m’entendre poser cent fois cette question : « À quoi sert encore de partir dans l’espace ? » Alors j’ai lu, j’ai réfléchi. Et j’ai compris que je voulais que cette mission soit l’occasion de faire connaître au grand public les questions spatiales. C’est mon côté fils de prof, sans doute, j’aime expliquer les choses, apporter des perspectives, des ordres de grandeur. Et puis s’adresser au plus grand nombre permet aussi de diminuer la solitude de la mission. Après, l’Agence spatiale m’a laissé faire, mais ça n’a jamais été ma mission officielle. On n’envoie pas des gens dans l’espace pour faire des tweets et des photos, mais pour faire de la recherche scientifique ! Mais ç’a été un plus pour moi, qui me ressemblait et qui a donné un autre sens encore à ce que je faisais là-haut.

Quand on a accompli un si grand rêve, comment vit-on le retour sur Terre ? Y a-t-il une peur du vide ?

Dans les six premiers mois suivant la mission, il faut encore accomplir beaucoup de choses, finaliser ses recherches, donc on n’a pas vraiment le temps de se poser cette question. Et même aujourd’hui, mon quotidien reste très rempli, il y a peu de temps pour l’ennui. Mais, petit à petit, je suis en train d’oublier que je suis allé dans l’espace. Et je me dis qu’il va falloir trouver un autre objectif aussi grand. Il n’y a rien de plus fort dans la vie que de se fixer un défi incroyable et de s’en approcher. Les lignes d’arrivée, c’est bien, mais ça ne dure pas longtemps. On ne peut pas vivre longtemps dans son passé. Alors que l’avenir, oui, on peut, on doit l’investir. À mon retour, je ne me voyais pas du tout tenir des conférences et répondre aux mêmes questions pendant quarante ans ! Alors que faire ? J’aimerais m’impliquer davantage encore dans les sujets environnementaux, participer à trouver des solutions dans le domaine aéronautique et spatial notamment. Mais, pour l’instant, j’ai encore la chance de pouvoir retourner dans l’espace à l’avenir. Et même si ça me vexe un peu de me l’avouer, je n’ai encore rien retrouvé sur Terre qui me fasse vibrer autant.

D’autant que la prochaine mission pourrait être plus incroyable encore : aller sur la Lune dans le cadre du programme Artemis.

Il y a encore beaucoup de conditions à valider : il faut que je reste en bonne santé, que ces missions soient techniquement au point, que politiquement tout le monde soit sur la même ligne, etc. Mais le fait est que trois places sont a priori réservées à des Européens pour les vols des missions Artemis 3, 4 et 5, qui doivent se poser sur la Lune d’ici à la fin de la décennie, et que ces places pourraient être attribuées à l’Allemagne, à l’Italie et à la France, qui contribuent à 90 % au budget de l’Agence spatiale européenne. Je suis le seul Français candidat pour l’instant, donc, si les planètes restent alignées, je ne suis pas dans une mauvaise position… mais comme la première fois, je ne m’autoriserai à y croire qu’une fois là-haut ! Après, quelle que soit la mission qu’on me présentera, je l’accepterai. Savoir si je pourrai alunir ou pas, marcher sur la Lune ou pas, c’est au-dessus de ma responsabilité, et tant mieux. Mais tout cela reste encore hypothétique, et le premier vol habité vers la Lune n’est pas prévu avant 2025, ce qui me paraît un peu optimiste, car il y a encore beaucoup de travail.

Pourquoi est-il important de retourner sur la Lune ?

Edmund Hillary, lorsqu’on lui a demandé pourquoi il voulait gravir l’Everest, a répondu : « Parce qu’il est là. » Pour la Lune, c’est un peu pareil. Il y a bien sûr des raisons très rationnelles d’y aller : il y a des recherches à faire sur la géologie de notre satellite – notamment pour comprendre l’histoire de notre Terre – en allant y retrouver des roches vieilles de quatre milliards d’années. C’est un trésor scientifique qui ne demande qu’à être ouvert. On pourra aussi installer un observatoire sur la face ombragée de la Lune, pour mieux observer l’espace en se protégeant de la lumière de la Terre. Mais il y a aussi une part propre à l’exploration de l’inconnu, qui nous renvoie à notre propre mystère. D’où venons-nous ? Comment sont apparus les acides aminés de la soupe originelle d’où est sortie la vie ? On ne sait pas. Mais on peut espérer trouver les clés de notre passé dans l’espace. On a aussi envie de prévoir le futur. On sait que Mars a eu une atmosphère et de l’eau liquide. Pourquoi ont-elles disparu ? Est-il possible de nous éviter pareil destin ? À chaque fois, nous faisons de petits pas vers la connaissance, vers la compréhension de notre monde et de notre place en son sein.

Vous arrive-t-il, aujourd’hui, de rêver d’espace ?

C’est une expérience si singulière, si étrangère à ton quotidien – tu n’es pas habillé pareil, tu ne manges pas pareil, tu ne vois pas les mêmes gens – que ton cerveau ne l’imprime pas vraiment. D’où l’utilité des photos pour se souvenir. Mais je garde tout de même quelques images très précises. Des odeurs, des instants de camaraderie autour de la table, le vendredi soir. Mais surtout ce premier vol dans le Soyouz, à 200 kilomètres d’altitude, quand j’ai réalisé notre petitesse, ce léger sentiment de l’arrogance humaine face à la prouesse que nous étions en train d’essayer d’accomplir. Est-ce que c’était bien raisonnable ? Est-ce que nous n’étions pas lancés dans quelque chose d’un peu trop grand pour nous ? Je me souviens très bien de ce sentiment. Mais aussi de l’envie de relever ce défi. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & ÉRIC FOTTORINO

 

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