Certains parmi les deux pour cent les plus riches de l’humanité semblent avoir renoncé à la perspective que leurs huit milliards de congénères puissent accéder au « progrès », au « développement » et à la « prospérité ». Pendant longtemps – un siècle ou deux – cet objectif de la prospérité pour tous est pourtant resté la norme : l’idée que, malgré les inégalités persistantes, si tout le monde gardait le regard rivé sur l’horizon, sans dévier de la route, alors même les plus pauvres finiraient par atteindre la terre promise.

Néanmoins, au début du XXIe siècle, il est apparu clairement que la planète n’était pas en mesure de fournir à tous ses habitants un confort de niveau occidental. Dès lors, les plus riches se sont retirés dans leurs forteresses, ils ont acheté les gouvernements ou les ont rendus incapables de s’en prendre à eux, puis se sont mis à attendre des jours meilleurs au contenu obscur. En gros, il s’agissait d’assurer leur survie et, pour les plus optimistes, celle de leurs enfants. Dans la célèbre veine du « après moi le déluge ».

Cette répartition équitable serait finalement profitable à tous

Une réponse rationnelle à un problème inextricable. Sauf que des études scientifiques ont démontré que si les ressources de la Terre étaient réparties équitablement entre les huit milliards d’êtres humains, tout le monde s’en sortirait plutôt bien. Les gens verraient leur subsistance assurée. Or il a aussi été abondamment prouvé que les personnes assurées de leur subsistance – et sachant (élément crucial) qu’il en serait toujours ainsi – étaient plus heureuses et en meilleure santé que n’importe quel richard. Donc cette répartition équitable serait finalement profitable à tous. Les riches ne se privent pas de mépriser une telle idée, avant de retourner perdre le sommeil en gérant leurs gardes du corps, leurs avocats fiscalistes, leurs enfants pétris d’arrogance et de haine filiale, cela tout en multipliant des excès qui, en définitive, ne leur offrent que santé bancale, ennui profond et vide existentiel. Car ils finissent par comprendre que la science a raison une fois de plus, que l’argent ne peut acheter ni la santé ni le bonheur ni l’amour. Même s’il faut bien admettre que la possession d’une somme d’argent raisonnable est nécessaire à la réalisation de ces objectifs. Une bonne moyenne, la « zone habitable » en termes de revenus, semble se situer d’après les études sociologiques aux alentours de cent mille dollars par an. Ce qui correspond peu ou prou à ce que gagnent les scientifiques, ce qui pourrait faire douter du résultat, mais les données sont là, incontestables. Ensuite, il suffit de faire les calculs. Le projet de la « Société à 2 000 watts », initié en Suisse en 1998, part du principe que, si l’on divisait l’énergie totale utilisée par les ménages dans le monde par le nombre d’êtres humains vivants, tout le monde aurait droit à l’utilisation d’à peu près deux mille watts par an, soit quarante-huit kilowattheures par jour. Les membres de cette société ont donc tenté de vivre avec cette quantité d’électricité, pour voir ce que ça donnait, et ils en ont conclu que c’était faisable. Il fallait certes prendre garde à sa consommation d’énergie, mais la vie quotidienne qui en résultait n’avait rien de pénible, certains affirmant même que leur existence était désormais plus belle et porteuse de sens.

Alors, y a-t-il assez d’énergie pour tout le monde ? Oui. Y a-t-il assez de nourriture pour tout le monde ? Oui. Y a-t-il assez de logements pour tout le monde ? Non, mais ça peut s’arranger. De même pour les vêtements. La santé ? C’est une question de formation des populations et de production d’outils simples : les limites planétaires ne sont pas en cause dans cette affaire. Idem pour l’éducation. En conséquence, tous les prérequis d’une vie agréable sont disponibles en quantité suffisante pour que chaque être humain puisse en bénéficier. Eau, nourriture, abri, vêtements, soins médicaux, éducation.

La sécurité est-elle aussi accessible à tous ? Cette « sécurité » est le sentiment qui résulte de la confiance accordée au fait de disposer des éléments contenus dans la liste ci-dessus, et de penser que ses enfants en disposeront également. Donc la sécurité, même si elle ne se dénombre pas, est bel et bien accessible à tous.

Si un pour cent de l’humanité contrôle le travail de tous les autres et encaisse bien plus que sa part des bénéfices de ce travail, tout en bloquant avec ardeur le moindre projet fondé sur l’équité et la durabilité, l’idée de la Société à 2 000 watts va devenir difficile à réaliser. C’est une évidence, certes, mais ça va mieux en le disant. Pour résumer, tout ce qui est nécessaire existe en quantité suffisante pour tout le monde. Donc plus personne ne devrait vivre dans la pauvreté. Et il ne devrait plus y avoir de milliardaires. Il faudrait que cette « quantité suffisante » soit érigée en droit de l’homme. À la fois une limite sous laquelle personne ne pourrait descendre… et au-dessus de laquelle personne ne pourrait monter. Avoir plus, c’est avoir trop. Nous laissons le lecteur s’exercer à envisager la mise en place d’une telle société. 

 

Chapitre 15 du Ministère du futur, traduit de l’anglais par Claude Mamier © Bragelonne, 2023

 

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