Le paradoxe, c’est que ce qui semble aujourd’hui le plus vieillot chez Marx, c’est tout ce qui longtemps releva du « moderne ». La marche scientifique vers la chute du capitalisme, c’est-à-dire le processus inexorable censé conduire la bourgeoisie à créer la base matérielle d’un monde nouveau, « de la même façon que les révolutions géologiques ont créé la surface de la terre ». Toute cette mythologie issue de la croyance au Progrès, à laquelle il est devenu impossible de souscrire tant il est aisé de se convaincre que si le capitalisme venait à s’effondrer demain, des formes de tyrannie inédites et tout aussi violentes auraient plus de chances de le supplanter qu’un grand mouvement de solidarité mondiale. Ce qui a le mieux vieilli au contraire chez Marx, ce qui a résisté aux ans, c’est ce que le discours dominant a longtemps tenu pour le plus « daté », à savoir le concept de « lutte des classes ». Combien n’a-t-on pas fait des gorges chaudes, depuis les années 1980, dans les médias et chez leurs intellectuels habitués, sur ce concept bon pour les syndicalistes à moustaches, signant son dinosaure coco tout aussi sûrement que le terme de « convergence des luttes » ? Il aura même fallu un milliardaire à cigare comme Warren Buffett pour dépoussiérer l’idée et lui rendre toute sa brûlante actualité. N’a-t-il pas déclaré, sur le plateau de CNN en 2005, que non seulement la lutte des classes existe, mais que c’est sa classe à lui, celle des super-riches, qui est en train de la gagner ?

Car comment qualifier plus adéquatement que de « lutte des classes » le combat qui oppose le petit nombre monopolisant le fruit de l’effort au détriment de la multitude qui fournit ce dernier ? Seulement voilà, un remaniement de ce concept clé du marxisme s’impose, comme ont pu en convenir des penseurs anticapitalistes aussi divers que Jean-Claude Michéa ou Slavoj Zizek. La lutte des classes n’oppose plus, comme chez Marx, le prolétariat industriel à toutes les autres classes, celles-ci ne formant qu’une masse réactionnaire. Elle concerne aussi désormais toutes sortes de travailleurs précaires situés au bas de la pyramide sociale, dont des pans entiers ne sont plus salariés et ne le seront jamais. C’est ainsi que Michéa a pu suggérer de se tourner du côté de la redéfinition opérée par Guy Debord en 1963. Ce dernier déclarait prolétaires « les gens qui n’ont aucune possibilité de modifier l’espace-temps social que la société leur alloue à consommer », les dirigeants étant ceux qui organisent à leur seul profit cet « espace-temps ». Un réaménagement qui permet de dépasser les clivages politiques usés et de penser, par exemple, celui qu’opérèrent les Indignés espagnols entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas ».

De son côté, Slavoj Zizek réaffirmait l’an dernier, dans La Nouvelle Lutte des classes (Fayard), qu’il est spécieux d’arguer du fait que les pauvres ne votent plus en fonction de leurs intérêts de classe pour prétendre que nous vivons désormais dans une société post-classes. Si les ouvriers préfèrent aujourd’hui très souvent les formations xénophobes à celles de gauche, aussi bien aux États-Unis qu’en France, c’est justement parce que leurs ennemis de classe, les libéraux bobos, privilégient selon eux outrageusement les immigrés, et autres minorités. La lutte des classes n’a pas disparu, mais la sortir des formes perverses qu’elle emprunte depuis l’effondrement du communisme reste un chantier politique immense, et celui-ci vient à peine de s’ouvrir. 

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