D’où vient votre amour des forêts ?

Il s’enracine dans mon enfance. Je suis né près de celle de Fontainebleau, et mes parents possédaient un bout de forêt. Difficile de ne pas s’intéresser aux arbres quand on passe sa jeunesse dans un tel endroit. C’était pendant la guerre, j’y ai vécu de longues années.

Comment définir la forêt ?

La forêt, c’est avant tout une biodiversité exceptionnelle. Où qu’elle se trouve, la forêt abrite le plus grand concentré de faune et de flore qui existe sur Terre.

Sans compter que l’on n’a pas tout découvert. On connaît bien les forêts tempérées, mais on manque encore de connaissances au sujet des forêts tropicales. De nos dernières expéditions, qui datent du début des années 2000, nous avons rapporté une quantité astronomique d’insectes à l’intérieur de bocaux. Vingt ans plus tard, le tri est encore en cours : inventorier est un processus très long.

De quoi cette biodiversité dépend-elle ?

Elle repose en grande partie sur les essences d’arbres qui composent la forêt. Si les arbres produisent des fruits comestibles, par exemple, vous êtes sûr d’avoir des oiseaux, et donc des prédateurs. Mais certains, comme les résineux, n’ont pas besoin d’animaux, leur pollinisation se faisant principalement grâce au vent.

« La presse raconte souvent que la forêt augmente en France, mais c’est faux. Ce sont les plantations qui augmentent. Les vraies forêts, elles, diminuent »

Les résineux couvrent une partie non négligeable du territoire français. Quel genre de forêt constituent-ils alors ?

Ceux auxquels vous faites référence, notamment les sapins de Douglas dans le Morvan, le Limousin et ailleurs, forment pour la plupart des plantations, ce qui est extrêmement différent, pour ne pas dire l’opposé d’une forêt. Une plantation a une finalité économique : on cultive pour abattre et tirer des ressources du bois. C’est la priorité. Tout est planté en même temps, ce qui pose problème. Les arbres, qui ont tous le même âge, et donc la même profondeur de racines, sont en compétition les uns avec les autres. Aucun écosystème n’est possible car, à chaque abattage, le sol, privé de bois mort, s’appauvrit un peu plus. La presse raconte souvent que la forêt augmente en France, mais c’est faux. Ce sont les plantations qui augmentent. Les vraies forêts, elles, diminuent. Heureusement, il en reste quelques magnifiques, en Bretagne notamment, comme celles de Huelgoat ou de Brocéliande.

Quelles sont les principales menaces pour les forêts d’Europe aujourd’hui ?

L’être humain. On me traite parfois de misanthrope, et j’en suis désolé, mais je n’en vois pas d’autres. C’est lui qui abat les arbres. Or la déforestation est l’une des sources majeures du réchauffement climatique. On me demande souvent pourquoi les arbres ne se défendent pas contre les êtres humains, comme ils le font avec d’autres créatures. Je crois que c’est simplement trop récent. Nous sommes les derniers venus sur Terre, il y a 300 000 ans, ce qui est trop court pour leur permettre d’évoluer au point de mettre en place un système de défense efficace. Seulement, avec le temps, il est possible qu’ils trouvent des solutions de défense.

La France prend-elle correctement soin de ses forêts ?

Cela pourrait être pire, mais certains pays d’Europe le font beaucoup mieux qu’elle, notamment l’Allemagne. Pour les Allemands, y compris pour les citadins, la forêt est fondamentale. Elle tient une place considérable dans leur philosophie, leur littérature, leur dramaturgie. C’est cette culture, beaucoup plus forte chez eux que chez nous, qui protège leurs forêts. En France, la forêt est certes présente dans nos récits, mais de manière très négative. Elle nous fait peur, principalement à cause du loup. Nous sommes terrorisés à l’idée de le rencontrer. Pourquoi ? Parce que nous avons été bercés avec des contes comme Le Petit Chaperon rouge ! En Italie, au contraire, les loups ne posent aucun problème, ce sont de bons animaux. La raison pour cela est que Romulus et Rémus ont été nourris par une louve, animal béni. Les récits qui nous sont racontés, enfant, marquent pour toute l’existence. Le monde de l’édition jeunesse fait aujourd’hui des choses absolument magnifiques en vue de faire évoluer notre regard sur la forêt. Il y a là une raison d’être optimiste, mais changer la culture constitue un travail monumental.

« Les arbres ont deux moyens de communiquer : par voie aérienne, grâce à des molécules volatiles, et par voie souterraine, par les champignons »

Quelles sont les dernières grandes découvertes scientifiques sur la forêt ?

La communication entre les arbres, dont on ne parlait pas il y a vingt-cinq ans, est devenue un thème majeur qu’étudient quantité de laboratoires à travers le monde. On sait que les arbres ont deux moyens de communiquer : par voie aérienne, grâce à des molécules volatiles, et par voie souterraine, par les champignons qui sont en symbiose avec les racines. Un même champignon peut-être en symbiose avec les racines d’arbres différents, en général de la même espèce, mais pas toujours. Communiquer avec une espèce différente que la sienne est une aptitude que les humains n’ont pas.

Est-ce ainsi que les arbres se protègent entre eux ?

Cette capacité à communiquer peut effectivement leur sauver la vie lorsqu’un danger se présente. Les messages sont assez simples à traduire : « Un ongulé affamé s’approche, c’est le moment de devenir toxique. » Ou bien : « Attention, un feu s’approche, c’est le moment de dégazer en envoyant dans l’atmosphère tout ce qui pourrait brûler. » Au sein d’une vieille forêt, les arbres se protègent aussi du vent en s’appuyant les uns sur les autres au niveau de la cime. Les arbres sont des organismes collectifs. Cela dit, certains s’en sortent seuls. Ils sont capables de s’abaisser en taille pour être moins vulnérables aux aléas climatiques. Quant aux incendies, un arbre dans un système ancien et très varié sera beaucoup plus résilient qu’un arbre dans une plantation monospécifique. Une forêt primaire, c’est-à-dire une forêt originelle qui ne présente aucune trace d’activité humaine, ne brûle pas. Elle est comme une grosse éponge, son humidité la protège.

Vous cherchez justement à recréer une forêt primaire en Europe. En quoi ce projet est-il important ?

Il existe une dernière forêt primaire en Pologne, Bialowieza, actuellement menacée de disparition. Le gouvernement polonais d’Andrzej Duda n’a aucune conscience écologique et cherche à en tirer un maximum de profits. Les arbres sont abattus les uns derrière les autres, et la chasse s’ouvre progressivement. Si cette forêt venait à disparaître, nous ne nous arrêterions pas de vivre. Philosophiquement, en revanche, ce serait très grave. Ce serait la preuve que l’être humain n’est pas capable de coexister avec une nature intacte. Avec ce projet de nouvelle forêt primaire, nous avons l’espoir de montrer le contraire. Cette forêt sera à cheval sur deux pays, pour moins de vulnérabilité politique. À ce stade, plusieurs lieux conviennent à ce projet, dans les Vosges et dans les Ardennes. Il est encore facile de trouver 70 000 hectares sans village et sans autoroute. On cherche désormais l’appui des politiques. Nous attendons des réponses pour juillet.

Il s’agit d’un projet sur le très long terme. Comment garantir la protection de cette forêt primaire ?

Nous partirons d’une forêt dite secondaire, vieille de trois cents ans. Il faudra donc attendre sept siècles avant que celle-ci n’atteigne le stade de forêt primaire. Ni nous ni nos enfants ne pourrons la voir. Elle ne sera pas clôturée pour laisser la faune entrer et sortir et elle sera entièrement ouverte au public, lequel ne devra pas marcher à même le sol de la forêt mais sur des passerelles surélevées, comme on en voit dans quantité de parcs nationaux aux États-Unis, en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Nous savons d’expérience que les visiteurs sont généralement respectueux. Évidemment, il y a des incertitudes quant à l’avenir. Des quantités de choses pourraient mettre fin au projet au cours des siècles. Est-ce une raison pour ne pas commencer ?

Qu’est-ce qu’une forêt apporte au-delà de ses propres frontières ?

De la biodiversité, nous l’avons dit, et de l’oxygène, bien sûr. Moins connu du grand public, le rôle antisécheresse de la forêt est pourtant déterminant. Le sol des forêts, très humide, a une action bénéfique sur les nappes phréatiques. Sous une forêt, celles-ci ne seront jamais en déficit. Rappelons que les arbres attirent la pluie. Nous le savons depuis longtemps grâce aux documents laissés par les moines défricheurs. Avant l’arrivée de l’être humain, une forêt primaire couvrait toute l’Europe, depuis la Bretagne jusqu’au-delà de la Biélorussie. On a l’habitude de penser que nos ancêtres ont défriché pour gagner des terres agricoles mais, en réalité, il s’agissait d’assainir le climat en empêchant la pluie de tomber.

Comment s’explique ce phénomène ?

C’est la découverte fascinante du chercheur brésilien Antonio Nobre et de son équipe. On pensait depuis toujours qu’il suffisait que l’air soit saturé en vapeur d’eau pour qu’il pleuve. En réalité, pour que les gouttes d’eau tombent, il faut un germe matériel autour duquel les molécules d’eau s’agglomèrent jusqu’à atteindre la taille d’une goutte. Dans nos régions, les grains de poussière et de pollen jouent ce rôle, mais dans les régions tropicales, il n’y a dans l’air ni poussière ni pollen. Ce dernier est déplacé par des petits animaux volants. Or, les Brésiliens ont découvert qu’après plusieurs jours sans pluie, l’arbre tropical se met à émettre des molécules volatiles qui vont combler ce manque en servant de germes. Les arbres sont donc capables de faire tomber la pluie.

Lors de vos prises de parole publiques, vous évoquez souvent la beauté de la forêt. Pourquoi est-elle si importante à vos yeux ?

Pourquoi la science ne parlerait-elle jamais de beauté ? Celle-ci fait partie du réel, la laisser de côté est une solution de facilité pour les scientifiques. La beauté les embête, car elle n’est pas quantifiable et présente une part de subjectivité. De plus, elle ne doit rien à l’être humain. Par chance, des témoignages magnifiques de Charles Darwin ou de Jean-Henri Fabre, entre autres, montrent que tous les scientifiques ne sont pas aveugles. C’est rassurant !

Vous affirmez avoir été touché par le « sentiment océanique », que l’on pourrait lier à la beauté. Pouvez-vous nous le décrire ?

C’est une chose très curieuse à laquelle j’aimerais que les médecins s’intéressent, un sentiment qui vous vient de manière totalement imprévisible et qui vous inspire un profond bonheur. On a envie que cela dure pour toujours, mais cela disparaît comme c’est venu. Des années plus tard, quand vous y repensez, le souvenir reste très fort. D’après les témoignages, il faut être dans une forêt ou au moins près des arbres pour en faire l’expérience. Cela m’est arrivé une fois, il y a des années, dans une forêt magnifique de la République démocratique du Congo. Une espèce de basculement s’est opéré dans ma tête. Ce que j’avais sous les yeux est devenu plus proche et plus beau, plus lumineux. C’est comme s’il n’y avait plus de limite entre moi et le reste du monde. Vous êtes ce que vous voyez et vous voyez ce que vous êtes. Tous ceux qui l’ont vécu le disent : les mots sont insuffisants pour le décrire. Des écrivains comme George Sand s’y sont quand même essayés. Ses descriptions n’en sont pas moins splendides.

Pensez-vous que l’être humain soit encore capable de se laisser toucher par la beauté du monde ?

J’en suis tout à fait persuadé. Mais, comme vous l’avez sûrement remarqué, nous sommes entourés de gens qui ne connaissent rien à la beauté du vivant. Pour certains, ce n’est pas leur faute, on ne la leur a jamais montrée quand ils étaient gamins. D’autres, et ceux-là sont plus influents, refusent simplement d’admettre une beauté autre que celle façonnée par l’être humain, c’est-à-dire l’art, l’architecture, l’urbanisme, la musique, les parfums… Ce cas de figure est plus grave. Nous espérons que des projets comme celui de la forêt primaire pourront recréer, chez eux, ce lien perdu avec la beauté du monde.

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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