Un doux mélange de timidité et de pudeur se dégage de Cécile Cambrils. Pourtant, lorsqu’elle évoque la forêt de la Joux, la voix de la quinquagénaire est fluide, le ton assuré. Intarissable, elle peut en parler pendant des heures. Les années passées à parcourir de long en large ses 2 600 hectares de massif jurassien font qu’elle en connaît les moindres recoins par cœur. Son histoire, aussi. Pour mieux comprendre comment les événements historiques ont façonné celle qu’elle considère comme « la plus belle sapinière d’Europe », la forestière s’est régulièrement plongée dans les archives de l’ONF.

« À l’origine, la forêt de la Joux était essentiellement composée de feuillus, notamment de chênes et de hêtres », raconte-t-elle. Au Moyen Âge, les habitants du coin se sont mis à l’exploiter à outrance pour produire du bois de feu. Celui-ci était destiné aux salines artisanales situées plus bas, au pied du massif. Mais au fil des siècles, les besoins humains ont évolué. Avec l’arrivée du chemin de fer, les salines ont été déplacées en bord de mer. En 1669, l’ordonnance de Colbert, qui oriente la sylviculture française vers la production de résineux, change le destin de la forêt de la Joux. Leurs troncs, hauts et droits, sont utiles à la fabrication des mâts des bateaux de la Marine royale. Depuis, la forêt n’a cessé d’abriter une majorité de résineux. À partir des années 1970, deux essences se sont imposées : le sapin pectiné et l’épicéa, destinés au commerce entre l’ONF et les scieries locales.

 

L’obsession de la rentabilité

De tous les différents aspects du métier de garde forestier, la sylviculture est celui que Cécile préfère. Originaire du Sud de la France, elle a quitté les forêts de sa région natale, où le métier est davantage tourné vers l’accueil du public et la protection contre les incendies, pour rejoindre le Jura, où la gestion de la forêt constitue l’essentiel de l’activité. Elle aime par-dessus tout le fait que sa mission s’inscrive dans le temps long. « C’est un honneur de poursuivre le travail de nos ancêtres forestiers et de savoir que les choix que l’on fait aujourd’hui en matière de coupe et de plantation auront un impact pour les générations à venir », dit-elle. Pourtant, elle l’admet, le métier de garde forestier n’a plus la saveur d’antan. En vingt ans de service, les conditions de travail se sont dégradées – 5 000 suppressions de postes depuis 2000 – et la pression sur les forestiers s’est accrue. « Toutes les missions doivent maintenant être rentables », explique Cécile, membre du Snupfen, un syndicat de l’ONF. Elle compare volontiers les problématiques de son institution à celles de l’hôpital public.

Dans les zones dites productives, la pression pour vendre du bois a fait évoluer le quotidien et le cœur de mission du garde forestier. Il y a vingt ans, son rôle était de parcourir la forêt pour sélectionner le bois à couper. Celui-ci était ensuite vendu au plus offrant à l’occasion d’enchères publiques organisées à trois ou quatre reprises chaque année. L’heureux acheteur envoyait ses bûcherons abattre les arbres sous la supervision des gardes forestiers qui veillaient à ce que le travail soit fait dans les règles de l’art. Mais, dans les années 2010, les contractualisations avec les scieries se sont multipliées, au point de devenir majoritaires. L’ONF garantit à présent un certain volume et une certaine qualité d’arbres à livrer à une date précise. Le travail se fait moins au rythme de la nature que de l’industrie. Un crève-cœur pour les forestiers, qui ont le sentiment de maltraiter la forêt. La commercialisation du bois prend désormais toute la place, au détriment de la protection de la forêt. La moitié du temps des fonctionnaires est consacrée au « cubage à la qualité », opération qui consiste à évaluer la forme du tronc, le nombre de nœuds et les éventuels défauts comme les champignons, les maladies, les brisures. Les acheteurs n’hésitent pas à négocier rudement les prix qui, pour un résineux, varient entre 50 et 100 euros le mètre cube. « Passer des heures à négocier, ce n’est pas pour ça qu’on s’est engagés », regrette Cécile.

L’arrivée des technologies informatiques a également transformé le métier. Lorsque Cécile a commencé sa carrière en 2000, les gardes forestiers s’en tenaient au Minitel pour organiser des rendez-vous avec leurs clients. À notre époque, le smartphone est devenu un outil de travail dont ils ne peuvent se passer. Le martelage, activité qui consiste à marquer les arbres à récolter, se faisait auparavant par équipe de cinq. Les forestiers criaient le nom et la dimension de l’arbre sélectionné au pointeur, chargé d’en prendre note. La forêt est aujourd’hui silencieuse. Les forestiers entrent à présent les données de l’arbre directement sur leur smartphone via une application généralement « pas pensée pour les gens sur le terrain », explique Cécile. Des formations annuelles pour la maîtriser sont venues remplacer celles qui permettaient d’améliorer la technicité des forestiers. De quoi peser sur le moral de femmes et d’hommes engagés, souvent avec passion, dans une voie professionnelle pour vivre au plus près de la nature. 

D’autres nuages noirs planent sur le moral des gardes forestiers. Les conditions climatiques les empêchent de renouveler la forêt efficacement. « Maintenant, en zone de montagne, la moitié des arbres que l’on plante sèchent, confie Cécile. L’été, les orages n’éclatent plus une ou deux fois par semaine comme avant. » Leur cœur de métier est devenu triste. « Le martelage, qui consistait à favoriser les bois les plus beaux pour les faire vieillir, se résume aujourd’hui à consigner le bois mort ou malade [En vingt ans, à cause du réchauffement climatique, la présence de parasites a bondi dans les forêts et plantations françaises]. Le savoir-faire du forestier n’est plus mis en valeur. On se sent moins important, moins utile. »

 

La crise du service public

À l’ONF, la souffrance au travail s’inscrit dans une évolution plus générale des services publics. Depuis 2002, la réorganisation incessante des services, restructurés tous les deux ou trois ans, et le manque de reconnaissance sont deux causes de mal-être bien identifiées à l’ONF. « C’est une histoire de management, estime Cécile, désormais à la tête d’une équipe de gardes forestiers. Les gens sur le terrain sont déconsidérés par la hiérarchie, le travail des petites mains n’est pas reconnu. » À l’ONF, le taux de suicides est deux fois plus élevé que dans le reste de la population. Entre 2005 et 2020, 51 membres du personnel ont mis fin à leurs jours.

Cécile craint malgré tout davantage pour l’avenir des forêts que pour celui de son métier. Elle s’inquiète de la croissance du greenwashing de la part de grands groupes extractivistes qui réclament de plus en plus de bois pour fabriquer, « soi-disant », de l’énergie verte. En 2012, la multinationale européenne Uniper avait ainsi été autorisée à mettre en œuvre un projet de centrale biomasse dans les Bouches-du-Rhône, à Gardanne. Il était prévu que, pour faire de l’électricité, la centrale utilise chaque année entre 370 000 et 580 000 tonnes de bois venant des forêts voisines. Le bois manquant aurait été prélevé dans les plantations d’eucalyptus et d’acacias de l’État amazonien d’Amapá, au Brésil. « Une aberration », souffle Cécile. Grâce à l’opposition d’associations écologistes et des gardes forestiers, la centrale biomasse de Gardanne a perdu son autorisation le 27 mars dernier. 

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