La nature ne nous prédispose au vice en nulle manière. Oui, elle nous fait naître innocents et libres ; elle n’a rien exposé à nos yeux qui pût irriter notre avarice. Au contraire, elle a mis l’or et l’argent sous nos pieds ; elle nous a donné à fouler, à écraser tout ce pour quoi l’on nous foule et l’on nous écrase ; elle a élevé nos fronts vers le ciel ; elle a voulu que nous n’ayons qu’à dresser la tête pour regarder ses magnifiques et merveilleux ouvrages : le lever, le coucher des étoiles, les révolutions d’un monde en marche hâtive qui nous découvrent le jour les aspects de la terre, la nuit ceux du firmament ; le cheminement des astres, tardif si on le compare au rythme universel, vertigineux si l’on songe au cercle immense qu’ils parcourent avec une célérité constante ; les éclipses du soleil et de la lune, lorsqu’ils sont en opposition ; et tout un défilé de phénomènes dignes d’admiration, soit qu’ils évoluent dans l’ordre normal, soit qu’ils jaillissent par l’intervention de causes soudaines : traînées de feux au sein de la nuit, éclairs dans le ciel qui s’ouvre, sans coup ni fracas de foudre, colonnes, poutres et tant de figures que dessine la flamme.

Tel est le monde que la nature a mis en marche, réparti au-dessus de nos têtes ; mais l’or et l’argent, mais le fer qui à cause d’eux ne reste jamais en paix – comme pour signifier qu’il y a péril à nous les livrer –, elle les a enfouis. Nous avons amené à la lumière ce qui devait nous dresser les uns contre les autres ; c’est nous qui, en défonçant la lourde armure de la terre, avons exhumé les causes et les instruments de nos périls ; c’est nous qui avons remis aux mains de la Fortune les fléaux dont elle nous accable, sans rougir de placer au rang le plus haut ce qui gisait au plus bas dans le sol. Veux-tu savoir quel éclat menteur a déçu tes yeux ? Rien de plus sale que ces métaux, tant qu’ils demeurent enfoncés dans leur gangue de fange, rien de moins reluisant, et cela se conçoit, puisqu’on les extrait d’interminables boyaux en pleines ténèbres. Aussi longtemps qu’on les travaille, qu’on les dégage de leurs scories, rien de plus hideux. Enfin, regarde les mineurs eux-mêmes dont les doigts nettoient cette terre stérile, produit des abîmes infernaux : tu verras de quel crasseux enduit ils sont barbouillés. Or la souillure de ces lingots s’attache moins aux corps qu’aux âmes et il en reste plus d’ordures chez le possesseur que chez l’ouvrier. 

Lettres à Lucilius, livre XIV, 94, 56-59
Traduit du latin par Henri Noblot
Cité par Patrick Voisin dans ÉcolΩ
© Les Belles Lettres, 2014

 

 

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