De nos jours, nous assistons selon Michel Serres, à un second procès de Galilée. Face à tous les pouvoirs assemblés, un autre scientifique également «prophétique » – mettons James Lovelock, ou Michael Mann ou David Keeling –, après avoir été condamné à garder le silence par tous ceux qui nient le comportement de la Terre, se met à murmurer pour lui-même : « Eppur si muove », mais cette fois-ci, en lui donnant un tour nouveau et quelque peu inquiétant : non pas « Et pourtant la Terre se meut », mais « Et pourtant la Terre s’émeut » ! « La science a conquis tous les droits, voici déjà trois siècles, en appelant à la Terre, qui répondit en se mouvant. Alors le prophète devint roi. À notre tour, nous faisons appel à une instance absente, lorsque nous nous écrions, comme Galilée, mais devant le tribunal de ses successeurs, anciens prophètes devenus rois : la Terre s’émeut. Se meut la Terre immémoriale, fixe, de nos conditions ou fondations vitales, la terre fondamentale tremble*. »

Nous ne devons pas être surpris de ce qu’une nouvelle forme de puissance d’agir (« elle s’émeut») soit tout aussi surprenante pour les pouvoirs établis que l’ancienne («elle se meut»). Si l’Inquisition fut choquée par la nouvelle annonçant que la Terre n’était rien de plus qu’une boule de billard tournant sans fin dans le vaste univers (rappelez-vous la scène où Bertolt Brecht montre les moinillons ridiculisant l’héliocentrisme de Galilée en tournoyant sans but dans une pièce du Vatican), la nouvelle Inquisition (désormais économique plutôt que religieuse) est choquée d’apprendre que la Terre est devenue – est redevenue ! – une enveloppe active, locale, limitée, sensible, fragile, tremblante et aisément irritée. Il nous faudrait un nouveau Bertolt Brecht pour dépeindre comment, dans les talk-shows des climato-sceptiques, tant de monde (les frères Koch par exemple, de nombreux physiciens, beaucoup d’intellectuels, bon nombre de politiciens de droite et de gauche et, hélas, quelques pasteurs, prêcheurs, gourous et conseillers des princes) ridiculise la découverte de cette nouvelle autant que très ancienne Terre animée et fragile.

Pour dépeindre cette première nouvelle Terre comme un corps en chute libre parmi tous les autres corps en chute libre de l’univers, Galilée avait dû abandonner toutes les notions de climat, d’animation et de métamorphose (excepté les marées) ; pour découvrir la seconde nouvelle Terre, les climatologues convoquent à nouveau le climat et ramènent la Terre animée à une fine pellicule, celle des « zones critiques », dont la fragilité rappelle l’ancien sentiment de vivre dans ce qu’on appelait alors la zone sublunaire. La Terre de Galilée pouvait tourner, mais elle n’avait pas de «point de bascule», ni de «frontières planétaires», ni de «zones critiques». Elle avait un mouvement, mais pas un comportement. Ce n’était pas encore la Terre de l’Anthropocène. Sa beauté consistait à nous délivrer de cette vision dite pré-scientifique de la Terre considérée comme un cloaque, marquée du signe de la mort et de la corruption dont nos ancêtres, les yeux fixés sur les sphères incorruptibles des soleils, des étoiles et de Dieu, n’avaient aucune chance de s’échapper sinon par la prière, la contemplation et la connaissance.

Aujourd’hui, par une espèce de contre-révolution copernicienne, c’est le Nouveau Régime Climatique qui nous contraint à tourner à nouveau les yeux vers la Terre. Mais cette fois, il n’y a aucune prière, aucune chance de s’échapper. En voilà un rebondissement dramatique : du cosmos à l’univers, puis de l’univers au cosmos. Back to the future ? Plutôt : Forward to the past ! En établissant ce parallèle entre deux procès, deux Terres, et deux régimes climatiques, le but de Serres n’est pas de nous émouvoir en nous demandant de pleurer sur la Terre Mère ou de nous extasier qu’elle ait une âme. Il ne s’agit justement pas d’ajouter un esprit à ce qui en serait, hélas, dépourvu, pour qu’on se sente mieux dans un monde un peu moins désenchanté ou, inversement, qu’on se sente plus angoissé dans un monde moins infini. Tout au contraire, Serres dirige notre attention vers l’étonnante connivence entre des puissances d’agir autrefois distinctes – aussi opposées que les anciennes figures de l’objet et du sujet – et maintenant si mélangées. 

* Les citations de Michel Serres sont tirées du Contrat naturel, éditions François Bourin, 1990.

Face à Gaia. Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique

© La Découverte, 2015

 

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