Comment fonctionne le glyphosate ? 

Le glyphosate est un désherbant découvert dans les années 1960 et breveté en 1974. Avant de tomber dans le domaine public en 2000, il appartenait à Monsanto, qui le vendait essentiellement sous la marque Roundup. Il a la particularité d’être à la fois systémique – il détruit toute la plante, des feuilles jusqu’aux racines – et total : à l’époque où il a été créé, aucune espèce végétale n’y résistait. Une pulvérisation suffit donc pour qu’un champ entier soit débarrassé des adventices, communément appelées « mauvaises herbes ». Aujourd’hui, le glyphosate représente près de la moitié du tonnage de tous les herbicides utilisés par l’agriculture française. 

Comment expliquer ce succès ?

Il est à replacer dans le contexte des années 1955 à 1985, qu’on a appelées les Trente Glorieuses de l’agriculture. La société a demandé aux agriculteurs de produire, en grande quantité et à des prix toujours réduits, des aliments suffisamment homogènes pour favoriser le développement de l’industrie agroalimentaire. Le tout à une époque où on n’avait aucune conscience de l’impact sur l’environnement et la santé des pratiques agricoles. Les agriculteurs ont rempli leur part du contrat. 

D’autant plus que le glyphosate se dégrade rapidement à l’air et possède un profil toxicologique relativement favorable par rapport aux désherbants qu’on utilisait auparavant. Il est même utilisé en « agriculture de conservation », une pratique respectueuse du sol. Ces agriculteurs ne travaillent pas le sol et sèment une espèce végétale entre deux récoltes, pour occuper le terrain et éviter les adventices. Ils recourent au glyphosate une fois par an, pour détruire ces couverts végétaux avant de semer leur nouvelle récolte. 

Mais ce produit est aujourd’hui accusé de tous les maux : sur l’environnement, sur la santé animale et humaine…

Le glyphosate a trois défauts. Tout d’abord, lorsqu’il se dégrade, l’un de ses résidus de dégradation, appelé AMPA, a un temps de dégradation environ vingt-cinq fois plus long que la molécule d’origine. Deuxième inconvénient : il a été utilisé de façon massive, notamment depuis que la molécule est tombée dans le domaine public, entraînant la baisse du prix des produits. À force, la dose fait le poison. Enfin, et c’est plus symbolique : le glyphosate est allé de pair avec un modèle d’agriculture décrié : productif, chimique et simplifié, avec les incidences négatives sur la biodiversité dans les paysages agricoles. Le glyphosate fait partie de ce modèle mais n’en est pas le seul facteur.

Interdire le glyphosate serait donc une démarche simpliste ? 

Le glyphosate est une facette d’un système que nous devons regarder dans son ensemble. Il faut éviter de faire passer l’idée qu’il suffit de le remplacer par une autre molécule, car celle-ci n’existe pas. Les seules qui pourraient candidater, notamment pour contrôler les adventices vivaces, sont plus toxiques ! Les utiliser avec la même intensité que le glyphosate ne résoudrait rien. Il ne faut donc plus raisonner molécule par molécule mais faire évoluer l’ensemble du modèle vers moins de pesticides.

Dans votre rapport de 2017, vous concluez qu’il existe de nombreuses alternatives au glyphosate. 

Oui, il est possible de s’en passer pour 90 % des volumes utilisés, mais l’impact économique doit encore faire l’objet d’une évaluation précise. Les 10 % de volumes restants comprennent l’agriculture de conservation, dont nous parlions plus haut, les vignes ou les parcelles fruitières très pentues, où il est impossible de désherber mécaniquement sous peine de voir le sol s’éroder à la pluie suivante, ou encore les légumes d’industrie. Si un bouton floral de datura, une plante toxique, se glisse dans une boîte de haricots verts, les conséquences peuvent être dramatiques. Pour ces exceptions-là, il n’y a pas, à ce jour, de voie de sortie, mais des travaux sont conduits. 

En quoi consistent les alternatives pour les 90 % de volumes restants ?

Nous avons estimé l’incidence de la fin du glyphosate dans les fermes du réseau Dephy, qui ont décidé de réduire leur usage de phytosanitaires. Ces agriculteurs produisent à peu près en même quantité et sans recourir à plus de travail manuel, mais en ayant procédé à plusieurs changements. 

Lesquels ?

Il existe quatre leviers pour réduire le recours aux pesticides, glyphosate compris. Tout d’abord, favoriser la diversité des cultures. Si on cultive des associations d’espèces, par exemple, les plantes semées ensemble sont mieux armées contre les adventices ou les champignons. Ensuite, bien choisir ses variétés – comme ces cépages que nous avons développés par sélection génétique à l’Inra et qui donnent des vignes résistantes aux maladies du mildiou et de l’oïdium, évitant ainsi plus de 80 % des traitements phytosanitaires. On peut aussi avoir recours au biocontrôle, des techniques de régulation biologique : des coccinelles qui dévorent les pucerons, des bactéries qui tuent la pyrale du maïs, des phéromones qui empêchent la reproduction de certains papillons… Enfin, citons les machines intelligentes, qui savent par exemple désherber précisément entre les rangs de betteraves, sans les abîmer, grâce à leurs capteurs ou à leurs caméras. 

On imagine que ces techniques exigent des investissements et de la formation.

Oui, elles impliquent que les agriculteurs deviennent davantage experts des plantes, plus agronomes. La formation et la qualité des conseils qu’on va leur délivrer seront déterminantes à l’avenir. 

À propos du coût, en revanche, il faut garder à l’esprit que les pesticides, eux aussi, sont onéreux ! Leur première vertu est qu’ils allègent la charge mentale de l’agriculteur : il sait la chimie imparable, alors qu’il peut douter de l’efficacité d’une coccinelle ou d’un couvert végétal. D’où l’importance de se former entre pairs, de visiter des fermes qui ont adopté ces techniques. 

Il existe un joli exemple des retombées de l’agroécologie avec le colza. Si vous semez, en même temps que votre colza, des légumineuses telles que la lentille, celles-ci empêcheront les adventices de pousser. Vous vous épargnez donc le recours à un désherbant. En hiver, les légumineuses vont geler et mourir, enrichissant le sol en azote ; vous limitez donc l’apport d’engrais azoté. Par ailleurs, si vous avez semé 5 % de votre colza avec une variété plus précoce, ces plantes vont fleurir huit jours avant les autres et attirer certains coléoptères prédateurs. Une fois repus, ils laisseront le reste du colza pousser en paix, sans impact négatif sur le rendement et sans risque que la population de ces coléoptères ne devienne résistante à un produit. Avec cet exemple type, le nombre de traitements est divisé par deux. 

Mais comme vous le voyez, c’est tout un système qu’il faut inventer et adapter à chaque production. Les agriculteurs sont conscients du problème. La plupart ont déjà connu une allergie ou une montée de chaleur en manipulant un bidon de pesticide. Ils sont aussi sensibles à la disparition de 75 % des insectes en vingt-cinq ans ! Mais ils ne peuvent pas bouger seuls.

Le consommateur a son rôle à jouer pour ringardiser les pesticides ?

Le consommateur, le politique et l’industriel. Tout d’abord, il faut arrêter de faire croire aux gens qu’ils peuvent continuer à manger pour presque rien. Les ménages consacrent seulement 11 % de leurs revenus à la nourriture, contre 27 % en 1960. Un moindre recours aux pesticides pourra entraîner une augmentation des prix des aliments. Mais le succès du bio prouve que les consommateurs sont sensibles à l’argument de la qualité. 

L’industrie va devoir s’adapter, elle aussi, en acceptant des produits de récolte plus hétérogènes, moins standardisés. La recherche va suivre, tout comme la technique. Nous saurons par exemple capter les premiers signes d’une épidémie, de façon à traiter la petite surface infectée et non l’ensemble du champ.

Je suis optimiste : nous avons mis une génération à devenir dépendants aux pesticides, nous allons mettre une génération à en sortir. Beaucoup de chemin a déjà été parcouru depuis le Grenelle de 2007. Si l’orientation et la volonté politique sont stables, le signal sera plus fort et la sortie plus rapide. Surtout s’il existe des évolutions similaires dans les autres pays européens pour éviter les distorsions de concurrence. La pression de la société ne va pas se relâcher, il faut donc que les efforts se poursuivent de toutes parts. 

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER

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