Généralement, la notion de frontière est perçue comme une protection en Europe. Quelle est votre vision ?

Je vois la question de la frontière à partir de la réalité vécue en Afrique où je vis. Nous avons hérité d’une multiplicité de frontières artificielles qui empêche la libération des énergies sociales et bloque les possibilités de mobilité sans lesquelles le continent risque de devenir une double prison. Un espace carcéral qui empêche les circulations internes et un espace carcéral qui veut interdire tout accès aux autres continents, en particulier à l’Europe. L’Afrique est bloquée du dedans et bloquée du dehors ! Une double fermeture…

C’est le danger le plus grave qui pèse sur le continent alors que son évolution démographique montre que la pression du nombre continuera de s’accroître. On ne peut pas enfermer les milliards d’habitants qui habiteront là à la fin de ce siècle.

Pouvez-vous préciser la nature du blocage intérieur ?

On compte en Afrique plus d’une cinquantaine d’États, dont beaucoup de micro-États. Savez-vous que la plupart possèdent quatre ou cinq frontières avec leurs voisins ? Cela fait beaucoup de frontières.

« La mobilité est entravée à tous les points de vue. Or, notre histoire est fondée sur le mouvement »

Il y a une autre raison : avec ses trente millions de kilomètres carrés, l’Afrique est l’un des continents les plus vastes et souffre d’une insuffisance de moyens de communication internes. Et, sauf exception, les visas sont exigés pour se rendre dans les pays voisins. La mobilité est entravée à tous les points de vue. Or, notre histoire est fondée sur le mouvement : c’est à force de déplacements que se sont constitués les royaumes, les grands marchés, les espaces caravaniers, le commerce de longue distance, les religions, les formes culturelles et artistiques. Le mouvement était le point de départ de tout le reste. À mon sens, c’est ce qu’il faut libérer. Libérer les mobilités ! Il faut faire de l’Afrique un espace de circulation. C’est à notre portée. La clé du développement africain est là.

Quels sont les signes de cet enfermement de l’Afrique chez elle ?

En regardant la télévision, on peut avoir l’impression que tous les Africains sont en train de frapper à la porte de l’Europe. Ce n’est pas vrai ! Il y a de moins en moins de visas délivrés et l’Europe doit décider quel type de rapports elle veut entretenir avec les pays africains. Elle ne peut pas se contenter d’assister aux naufrages en Méditerranée et de mettre en place des moyens de surveillance de plus en plus modernes, militarisés. Une surveillance orbitale, qui s’appuie sur la multiplication des nanotechnologies, des drones. C’est ce qui me frappe le plus.

« On ne le dit jamais explicitement, mais c’est le corps des Noirs qui est en cause »

La cible principale, c’est le corps du migrant. On ne le dit jamais explicitement, mais c’est le corps des Noirs qui est en cause. Il y a une dimension raciale très nette dans ces mécanismes. Une racialisation des politiques frontalières.

De l’Afrique, comment voit-on les blocs de l’Amérique du Nord, de l’Europe et de l’Asie ?

Chaque continent développe une politique spécifique. Aux États-Unis, il y a une population noire très nombreuse (environ 12 % du total des habitants), les descendants de la traite des esclaves. D’autres Noirs sont arrivés lors de la période de la décolonisation dans la seconde partie du XXe siècle – une migration tout à fait différente, éduquée, diplômée. On retrouve aujourd’hui leurs enfants dans les meilleures universités américaines. Et on constate qu’il existe un flux de population entre l’Afrique et les États-Unis relativement important, impulsé par les anciennes et les nouvelles diasporas. Cela crée des dynamiques intéressantes. Au cours des vingt dernières années, les Afro-Américains ont pris la tête de la réflexion et de la formulation des politiques à l’égard de l’Afrique dans la plupart des grandes institutions académiques comme dans les think tanks.

Ce n’est pas le cas en Europe où la réflexion sur ces questions reste toujours le privilège de cercles fermés. Pour l’Europe, l’Afrique est un marché. Ce n’est pas faux, mais elle est aussi un peu plus, non ? Je constate un manque, un besoin de réarmement intellectuel si l’Europe et la France veulent se hisser à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui et de demain.

Et l’Asie ?

Les grands acteurs asiatiques sont la Chine et l’Inde. L’Inde a cette particularité d’avoir une énorme diaspora en Afrique sur la côte est. La Chine, on sait ce qu’elle est. Pékin est l’un des grands investisseurs de notre continent. Le modèle chinois en Afrique est un modèle qui repose sur l’extraction et la capture par le biais de l’endettement. C’est un modèle complètement aveugle à ses conséquences environnementales et économiques, qui ne se préoccupe pas du tout de la question de l’État de droit et de celle des droits humains. Nous n’avons visiblement pas suffisamment réfléchi à la capacité de destruction chinoise.

Comment analysez-vous la politique française vis-à-vis de l’Afrique ?

Nous observons la fin d’un cycle historique qui va de la décolonisation au début du XXIe siècle. C’est le cycle de la Françafrique, de la dépendance, de l’infantilisation, du paternalisme, tout cela au nom de la coopération et du développement. C’est fini ! Ce modèle ne marche plus. Il est rejeté par les forces sociales africaines, et il faut donc le changer. Le président Macron en est conscient. Le travail a commencé ; il faut l’accélérer, non seulement en retravaillant les questions de mémoire, mais aussi en abordant les modalités de la présence militaire française en Afrique. Les gens n’en veulent plus. Il faut bien mesurer que l’Afrique est peuplée à une très large majorité par des personnes nées après la période du colonialisme.

« Nous avons besoin de liens qui libèrent en lieu et place de liens qui enchaînent »

Il faut aussi mettre sur la table la politique monétaire et le franc CFA. Nous avons besoin de liens qui libèrent en lieu et place de liens qui enchaînent. Cela exige un important travail intellectuel et politique en France et en Afrique.

Êtes-vous en faveur d’une abolition des frontières et d’un droit fondamental à la mobilité ? Est-ce là un écho à cette exposition dont le titre, Globalisto, renvoie à un globe ouvert à tous ?

Partons de quelques postulats fondamentaux. Le premier, c’est que la Terre appartient à tous ! Sur le modèle de la Charte de la liberté développée en Afrique du Sud dans les années de lutte contre l’apartheid. L’article 1er indique : « L’Afrique du Sud appartient à tous ceux qui y vivent. » Ce qui veut dire : peu importe leur nationalité, leur religion, leur couleur de peau. Il suffit d’être né sur Terre pour que l’on soit reconnu comme un habitant de la Terre, et ce, avant la partition du globe sur la base des États ou des nations. Il faudrait donc pouvoir imaginer un droit universel qui découle du fait que nous sommes tous des habitants de la Terre avant d’être des habitants du Cameroun, de l’Afrique du Sud, du Kenya ou de l’Ukraine… Ce droit premier bénéficierait aux humains et serait accordé à toutes les espèces du vivant et plus largement à la nature. Les montagnes, les fleuves seraient concernés. Ce serait, selon moi, le premier pas vers l’invention d’un droit premier.

Quel serait l’article 2 ?

Le droit à la mobilité. On rejoint les réflexions faites au XVIIIe siècle par le philosophe Emmanuel Kant. Si la Terre nous appartient, le minimum c’est que l’on puisse y séjourner ! Et le droit au séjour comporte le droit de bouger, la mobilité, la visite. Kant examine cette question dans son Projet de paix perpétuelle. Si vous frappez à ma porte, dit-il, j’ai le droit de vous demander qui vous êtes et de vous dire : « Désolé, je ne vous accueille pas. » Mais il y a une exception, relève Kant : si en vous fermant la porte je vous expose à un péril, à commencer par le danger de perdre votre vie, je dois vous ouvrir et vous accueillir.

« La philosophie Globalisto, c’est cela : une certaine réinvention politique et philosophique de ce que veut dire la vie »

Il faudrait revisiter cet ensemble dans les conditions contemporaines : nous sommes tous les habitants de la même planète, la seule où la vie est possible. Cette appartenance primordiale doit entraîner un certain nombre de droits garantis pour tous, humains et non-humains. Donc l’invention d’un droit planétaire en phase avec l’émergence d’une nouvelle conscience planétaire. Cela requiert certaines formes de soins qui permettent de protéger la vie. La philosophie , c’est cela. Une certaine réinvention politique et philosophique de ce que veut dire la vie.

La pensée que vous développez est-elle profondément africaine ?

C’est une pensée qui essaye de puiser dans toutes les archives de notre monde. Je citais Kant à l’instant, je pourrais citer les métaphysiques anciennes, les pensées élaborées par les Amazoniens et rapportées par les anthropologues qui sont allés à leur rencontre. C’est ainsi qu’elles imaginaient le monde, qu’elles voyaient la place des humains dans l’univers. Pas comme des êtres exceptionnels – ce qui est très différent de la philosophie occidentale, qui suppose que, parmi toutes les œuvres de la Création, nous sommes les plus importantes et que les autres sont à notre service. Ce n’est pas la conception des métaphysiques africaines anciennes. Ce qui compte, ce n’est pas l’essence, c’est la relation. Dans la philosophie occidentale, le point de départ de tout, c’est l’essence. Mais nous, nous savons que l’humain est fragile. C’est la vulnérabilité qui caractérise fondamentalement l’humain. D’où l’importance de le soigner, d’ajouter à sa force vitale en composant avec les autres forces vitales de l’univers. C’est le principe de la composition, et non de la domination.

Dans ce contexte, quel est le rôle de l’ubuntu ? Et, tout d’abord, pouvez-vous définir cette notion ?

C’est un mot des langues bantoues. Buntu, c’est l’homme. Ubuntu, c’est le pluriel, la mise en commun de l’humain comme genre et du vivant. Les deux vont ensemble. C’est une très vieille notion qui nous vient de temps immémoriaux. À mon sens, elle devrait absolument faire l’objet d’une réflexion systématique en ces temps de fragilité. Pas seulement en Afrique, mais dans le monde. Le dernier rapport du Giec le montre. Si l’on ne change pas de paradigme, il est difficile d’imaginer notre futur.

L’ubuntu, c’est l’idée d’une interdépendance principielle entre tous les vivants. C’est l’idée selon laquelle vous êtes parce que je suis, je suis parce que vous êtes. Personne ne se crée lui-même. C’est l’idée d’une dette originelle irremboursable, mais qu’il faut honorer et qui exige donc, paradoxalement, une réponse permanente. 

 

Propos recueillis par IMAN AHMED & LAURENT GREILSAMER

 

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