À Londres, votre projet musical s’appelait le Joburg Project. Pourquoi l’avoir rebaptisé Globalisto ?

Plus qu’un changement de nom, il s’agit de croissance et de transformation. Quand j’ai commencé à voyager seul ou avec différents groupes à travers le monde, une chose m’est apparue évidente : des murs séparent les cultures et les sociétés. Nous atterrissions dans un pays et nous n’étions pas tous orientés vers la même file d’attente pour la douane : selon nos origines, certains passaient rapidement et d’autres attendaient des heures… Et cela se répétait d’un pays à l’autre, le même schéma, invariablement. J’ai vu tant de personnes traitées comme du bétail !

Je trouve ça tellement triste qu’il existe des passeports plus forts que d’autres. Certains de mes amis pouvaient aller partout dans le monde, et moi je devais m’y prendre trois mois à l’avance pour obtenir un visa. Pourquoi ? Pourquoi faut-il qu’il existe des frontières ? Pourquoi l’Afrique vit-elle à l’intérieur de frontières créées par l’Europe ? J’ai réalisé à quel point il est facile pour les marchandises et les matières premières de traverser les frontières alors qu’il est si compliqué pour certaines personnes de le faire. C’est ainsi qu’est née la philosophie de Globalisto. Je voulais capter cette liberté de mouvement, critiquer tout manque de cette liberté, capter l’idée que tout est connecté, circulaire, une pensée globale au-delà de la nation. Nous sommes tous interconnectés.

L’esprit de Nelson Mandela et de Desmond Tutu n’est pas loin…

Cet esprit est l’un des piliers de l’exposition. C’est une philosophie qui prône la générosité. Nous l’appelons botho, en Afrique du Sud, mais vous le connaissez mieux sous le nom d’ubuntu. C’est un esprit de convivialité, de vivre-ensemble, et de don. J’ai grandi avec. Le fait d’être né à Polokwane, en Afrique du Sud – près du lieu de naissance de deux artistes comme Gerard Sekoto et Moshekwa Langa – dans les années 1970, sous l’apartheid, a influencé le regard que je porte sur le monde. Lorsque des Blancs racistes jetaient des œufs sur notre maison, mon père disait : « Ne t’inquiète pas, ce sont les coups d’un cheval mourant », et je savais que le changement viendrait. Nous entonnions des chants d’espoir, des chants qui appelaient au changement et qui inspiraient la communauté à se mobiliser, à s’unir pour combattre une réalité qui la dépassait. Ces manifestations ont montré qu’il n’y a rien que des hommes unis ne puissent transformer. Cela m’a profondément marqué. Gerard Sekoto dépeint cela dans sa toile de 1947, Le Chant de la pioche.

À travers l’exposition Globalisto : une philosophie en mouvement, vous proposez un regard très personnel sur le monde contemporain vu depuis une perspective panafricaine. Peut-on parler d’un manifeste ?

La philosophie de Globalisto est un appel à l’hospitalité radicale, à l’idée d’un monde sans frontières. Comment remixer négritude, tigritude, « be attitude » et théorie spéculative noire ? Comment regarder le monde d’un point de vue panafricain dans le but de déconstruire les stéréotypes et d’inventer une vision alternative ? Comment pouvons-nous changer le récit en proposant la transformation, l’inclusion et la gratitude ?

« Certains de mes amis pouvaient aller partout dans le monde, et moi je devais m’y prendre trois mois à l’avance pour obtenir un visa. Pourquoi ? »

Il s’agit d’interroger la société dans laquelle nous vivons, de mettre à l’épreuve le statu quo du monde tel qu’il est, la division entre les cultures, la richesse pillée ou inexplorée de l’Afrique… Comment favoriser un dialogue des cultures plutôt que la cancel culture ? Comment parvenir à discuter sans crainte d’un passé partagé même s’il est douloureux ? Comment panser nos plaies et construire ensemble un autre avenir à travers des idées neuves, des créations neuves ? Quel est le processus pour apprendre à penser en dehors du cadre dans lequel on est opprimé ? Nous vivons une époque de changements incroyables et passionnants. Comment se saisir de ce moment ?

L’exposition comprend des œuvres de dix-neuf artistes qui, dans leurs pratiques distinctes, développent tous des recherches en profondeur sur ces interrogations actives et ces espoirs. Les séries d’impressions de Lubaina Himid, les photographies sur verre ou sur miroir d’Euridice Zaituna Kala, les dessins sculpturaux à base de mots en cuivre – un métal conducteur – de Myriam Mihindou, le travail de Josèfa Ntjam (qui est d’ailleurs basée à Saint-Étienne), par exemple, sont fortement ancrés dans tous ces sujets brûlants.

L’évocation de la nature, des ressources et des matières premières est récurrente dans l’exposition. Est-ce aussi une manière pour Globalisto de s’emparer d’un sujet éminemment politique ?

Il n’y a rien qui ne soit pas politique, que ce soit ou non voulu. Nous pouvons essayer de nier ces faits, mais les débris de la haine raciale sont encore profondément ancrés dans la société, et le colonialisme vit encore sous de nombreuses formes. La colonisation s’est bâtie sur l’exploitation des ressources, l’extraction des matières premières. Cela se poursuit actuellement, à cause de nos téléphones, de nos voitures connectées… En 2020, Tesla a signé un accord pour s’approvisionner en cobalt au Congo auprès du groupe suisse Glencore, alors que l’on connaît les conditions désastreuses d’extraction de ce minerai. Le travail de Sammy Baloji prend systématiquement pour référence la situation congolaise. En Afrique du Sud, les mêmes familles enrichies pendant l’apartheid possèdent, encore aujourd’hui, les mines… Il faut donc lier cette question de la nature, des ressources, du gaspillage, à celle des modes de vie de l’humanité, qui consomme toujours plus de matières premières et veut tout plus rapidement, tout en aspirant à changer de vie, à penser les choses différemment, à ralentir… L’œuvre de Porky Hefer évoque le mouvement du martinet, Otobong Nkanga se livre à des extrapolations autour de la noix de kola, une graine au cœur d’échanges spirituels dans la communauté, et de sa marchandisation, tandis que Wilfried Nakeu transfère son analyse politique dans le domaine numérique.

La question de la frontière est-elle particulièrement importante pour vous ?

Je suis très favorable à cette idée que les êtres humains ne devraient pas être enfermés dans une géographie pour des raisons économiques, politiques ou religieuses. Il faut qu’il y ait au contraire du mouvement, des flux, des échanges.

Il est intéressant de remarquer que les routes empruntées aujourd’hui par les migrants – par exemple celles qui partent du Nigeria, passent par le désert, par l’Espagne… – sont les mêmes que celles qu’empruntaient les marchands il y a des milliers d’années. Or, cette circulation était plus fluide à l’époque, au moins jusqu’à un certain point ; à présent, le voyage est périlleux, les gens meurent en mer… Quel monde inventer pour retrouver cette fluidité ?

« L’exposition s’ouvre avec des drapeaux suspendus de Samson Kambalu. Tel un DJ, il a remixé les éléments de véritables drapeaux »

Le panafricanisme est attentif aux liens entre les différents pays d’Afrique, entre eux et avec la diaspora noire. S’il y a eu séparation, c’est parce qu’elle a été provoquée par les pouvoirs européens, pendant la période où ceux-ci ont exploité les richesses de l’Afrique. Il s’agit toujours de retisser des liens. De nombreuses œuvres dans l’exposition abordent ces questions comme celles, par exemple, de Dread Scott, de Raphaël Barontini et de Samson Kambalu. En racontant nos propres histoires, nous pouvons constater un changement de paradigme.

Comment êtes-vous parvenu à lier votre expérience musicale et ce projet artistique dans le cadre d’un musée ?

En tant que compositeur et producteur, j’ai toujours réuni différents milieux et cultures pour créer des sons ayant un sens. Il faut trouver le bon équilibre, créer des résonances, des fréquences, des vibrations, des vibes, des gestes. Un DJ, c’est un curator [« commissaire d’exposition »]. Quel est le rôle de l’artiste si ce n’est de rendre la révolution irrésistible, de faire vibrer les cœurs et les esprits à une fréquence plus élevée ?

Le DJ performe une playlist pensée et organisée, créant des transitions entre les bpm [battements par minute] et les tonalités harmoniques, en déconstruisant une chanson, mêlant une chanson à une autre, pour formuler un set qui brouille le rôle du musicien par rapport à celui du DJ, ainsi que le rôle du curator par rapport à celui de l’artiste. Les vibrations déclenchées par les artistes par leur activisme, peuvent transformer une galerie, une église ou un musée en un espace de résistance, car le public crée un mouvement vibratoire dans sa communauté.

L’année dernière, j’étais commissaire de l’exposition Salon Globalisto dans une galerie à Paris. J’ai l’impression d’avoir fait ce travail tout au long de ma carrière. J’ai fait des performances, composé des œuvres sonores, réalisé des installations sonores. En 2019, mon œuvre sonore Motho Ke Motho Ka Batho faisait partie de l’exposition Ernest Mancoba au Centre Pompidou, et ce projet a fait connaître toute une série de nouveaux types de commandes avec Sammy Baloji, Julien Creuzet, Charlotte Moth, ou des invitations individuelles de galeries, de biennales (Dakar, Casablanca), de festivals en Belgique, mais aussi du musée ethnographique de Cologne. Il est également intéressant de constater que le monde de l’art se tourne de plus en plus vers les expériences musicales immersives, comme nous venons de le voir à la Biennale de Venise cette année avec le prix historique du Lion d’or décerné à Sonia Boyce, le travail de Zineb Sedira ou de Wu Tsang, ou encore dans les pavillons belge et australien.

Comment avez-vous choisi les artistes que vous avez invités dans l’exposition ? Quel est leur point commun ?

Nous sommes une communauté à bien des égards. Tous expérimentent des formes qui partagent cette philosophie souterraine de la transformation. Il y a entre eux une certaine harmonie, dans le style de Globalisto, des gestes critiques, subliminaux ou manifestes. Ils ont une histoire marquée par le déplacement, la migration, soit leurs ancêtres ou leurs parents ont émigré d’Afrique, soit ils en sont eux-mêmes partis… Il y a donc cette idée d’interroger ce qui se passe quand on change de lieu, quand on arrive avec son histoire dans un nouveau lieu qui a sa propre histoire, comment on peut les faire dialoguer, comment on peut les rendre hybrides pour créer des symbioses entre différentes cultures.

Vous avez souhaité faire de cette exposition une plongée dans l’utopie d’un monde sans frontière. Comment cette plongée se fait-elle ?

L’exposition s’ouvre avec des drapeaux suspendus de Samson Kambalu. Tel un DJ, il a remixé grâce à une application sur son smartphone les éléments de véritables drapeaux pour en créer de nouveaux. C’est un peu comme être précipité sur un nouveau continent, dans un pays, une civilisation imaginaire. Là aussi, les frontières sont brouillées, les nations déconstruites, et vous pouvez pénétrer dans un univers hypothétique, une zone sûre où il est possible d’interroger sereinement notre monde, comme le personnage principal de la vidéo Khtobtogone de Sara Sadik. Je considère que les performances de Jamika Ajalon et d’Elsa M’Bala, qui auront lieu lors du symposium d’octobre, font partie intégrante du projet. L’exposition est vraiment multidisciplinaire, avec des médias variés qui expriment ces idées fortes : Sam Gilliam joue sur la frontière entre peinture et sculpture en tant que forme, Marie Aimée Fattouche combine des nuances molles et dures, Josèfa Ntjam déconstruit les formes traditionnelles de la sculpture grâce à l’impression 3D.

Je suis immensément reconnaissant à Aurélie Voltz et à toute l’équipe du MAMC+ de leur confiance phénoménale et de leur ouverture à l’expérimentation et au débat. Ce n’est qu’une étape d’un long voyage qui nécessite d’être nourri constamment par un engagement de tous les jours. 

 

Propos recueillis par Iman Ahmed & Maxence Collin

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !