Gerard Sekoto
Song of the Pick, 1947
Huile sur bois, 49 × 70 cm, Collection South 32, Johannesburg

Sekoto est l’artiste sud-africain le plus célèbre. Il est très populaire, il y a même une Fondation Gerard-Sekoto en Afrique du Sud. Mais il reste largement méconnu. Pour de multiples raisons, c’est l’un de mes grands maîtres. À mes yeux, c’est un Picasso, un maître spirituel. Après ses débuts en Afrique du Sud, il s’est résolu à partir à Paris afin de pouvoir exercer son art. Là, il a rejoint différents mouvements artistiques qui l’ont beaucoup inspiré. Mais, au fond de lui, il était toujours habité par sa patrie, et par une certaine forme de colère, un désir de lutte. On le ressent dans son œuvre, mais on y perçoit aussi une forme de mélancolie, de soulfulness. C’est cette mélancolie qu’on retrouve dans son tableau Song of the Pick (« le chant de la pioche »). On entend presque le chant rythmique des travailleurs. La musique était très importante pour Sekoto. Lorsqu’il vivait à Paris, il jouait du piano dans des hôtels pour subsister ! Là, on éprouve ce rythme : les corps alignés des travailleurs, qui viennent sûrement du Mozambique ou du Zimbabwe pour travailler dans les mines d’Afrique du Sud, évoquent presque une machine. Mais une machine qui défie le monopole des Blancs, l’apartheid, l’impérialisme, le capitalisme. On sent la révolution arriver. Il y a une forme d’espoir, qui se matérialise par leur position dynamique et leurs couleurs vives qui se détachent du reste et écrasent l’homme supposé être le maître. Lui apparaît tout petit, passif, les mains enfoncées dans ses poches. À travers ce tableau, on comprend qu’il y a une force dans la communauté, dans l’être-ensemble. 

Mo Laudi

 

Dread Scott, né à Chicago en 1965
What is the proper way to display a US flag ? 1989
Installation pour participation du public, tirage à la gélatine argentique, drapeau des États-Unis, livre(s), stylo, étagère et public actif, dimensions variables, collection de l’artiste

J’ai conçu cette œuvre en 1988, et elle a fait l’objet d’une controverse nationale en 1989. À l’époque, je travaillais sur une série d’installations interactives, avec des montages au mur, accompagnés de carnets pour que le public puisse répondre aux questions. Au départ, je m’appuyais sur des citations de 1984 : « L’ignorance, c’est la force » ; « La guerre, c’est la paix » ; « La liberté, c’est l’esclavage. » À mesure que j’avançais dans mon travail, je me suis rendu compte qu’intuitivement, j’utilisais beaucoup d’images du drapeau américain, qui concentrait de nombreuses problématiques sociales de l’époque. À la fin des années 1980, George Bush senior était en effet en pleine campagne présidentielle. Il mettait l’accent sur le patriotisme, et il n’arrêtait pas de visiter des usines de drapeaux, ce qui était très étrange. Parallèlement, il y avait beaucoup de mouvements antiguerre, et de nombreux jeunes gens qui ne se reconnaissaient absolument pas dans le patriotisme qu’on voulait leur imposer, à travers un respect quasi royal pour le drapeau. C’est dans ce contexte que j’ai créé : What is the Proper Way to Display a US Flag ? (« Quelle est la bonne manière de présenter un drapeau américain ? »). C’est une œuvre interactive, qui invite le public à marcher sur le drapeau au sol pour répondre à cette question. Lorsque je l’ai exposée pour la première fois, il y a eu des milliers de commentaires. Certains extrêmement violents, souhaitant ma mort, d’autres qui racontaient que des policiers portant le drapeau américain avaient tué leur frère. Quelques-uns étaient particulièrement éclairants, comme celui de cette visiteuse allemande qui soulignait qu’en Allemagne, une telle obsession pour le drapeau national vous ferait passer pour un nazi. C’est vrai qu’il n’y a aucun pays qui soit aussi fou de son drapeau que les États-Unis. Où que vous soyez sur le territoire, sur n’importe quel bâtiment, vous pourrez le trouver. Ça rappellerait presque les films de Leni Riefenstahl sur l’Allemagne nazie !

En tout cas, c’est la première fois que cette installation est exposée hors des États-Unis, et j’ai vraiment hâte de voir quelle va être la réaction d’un public français en 2022. Vont-ils être choqués ? N’y verront-ils aucun problème ? Je pense que cela peut aussi dire quelque chose du rapport des Français aux États-Unis, et la manière dont les États-Unis et leur impérialisme sont perçus à l’étranger. 

Propos de l’artiste recueillis par LOU Héliot

 

Lubaina Himid, née à Zanzibar en 1954
There could be an endless ocean, 2018
Acrylique sur papier, 72 × 102 cm, Hollybush Gardens Gallery, Londres

Figure centrale du British Black Arts au milieu des années 1980, Lubaina Himid apporte une visibilité inédite aux femmes artistes noires par sa pratique de commissariat d’exposition, dans un climat politique fortement marqué par le Women’s Liberation Mouvement. Lubaina Himid suit des études de décoratrice-scénographe à la Wimbledon School of Art. Elle vise alors le théâtre de rue, impliquant une forte participation du spectateur, avant de devenir poète, éditrice, et une plasticienne reconnue, couronnée en 2017 du Turner Prize, dont les expositions et travaux offrent des mises en scène particulières. Installations et peintures figuratives mettent en avant des femmes au cœur de discussions, activant stratégies et négociations face à des cartes, des territoires, des continents, questionnant les notions de pouvoir et d’impérialisme, jusque-là réservées aux hommes. Les figures impassibles semblent inviter le regardeur à prendre part au débat, avant toute résolution. En 2018, Lubaina Himid réalise une série de textiles et d’acryliques conçus comme des kangas : ces tissus rectangulaires portés par les femmes de l’Afrique de l’Est offrent des motifs aux couleurs vives en partie centrale, et une bordure sur laquelle court un proverbe. Lubaina Himid déploie ainsi différentes parties du corps humain – poumons, main, peau, réseaux sanguins – associées à des questions, fragments de récit, de poésie, ou des messages de détresse : Ne laissons pas la solitude nous tuer ; Nous étions toujours en train de dire au revoir ; Ce pourrait être un océan sans fin ; La plupart des silences sont bruyamment puissants… Pointant la société dans ses conflits viscéraux, Himid engage le dialogue et crée des espaces propices au changement. 

Aurélie Voltz

 

Josèfa Ntjam, née à Metz en 1992
Dattermitiere, 1 à 6, 2022
Impressions 3D et céramique, dimensions variables, Nicoletti Gallery, Londres

Je compose mes œuvres comme des écosystèmes. Celle-ci s’inspire d’un écosystème marin. Elle s’articule autour d’une grande image centrale intitulée Simulacre, un photomontage coulé dans la résine, qui reprend des images familiales, ainsi que des photos d’archives, de l’époque notamment de l’indépendance du Cameroun, et qui vient reconnecter des histoires familiales subjectives à la « grande » narration historique. Cette grande image est entourée de sculptures en céramique, réalisées avec une imprimante 3D, qui ressemblent à la fois à des ruines antiques, des coraux et des plantes aquatiques, investis d’une certaine spiritualité. Cette œuvre évoque d’une certaine manière une Atlantide revisitée, en empruntant également à la mythologie ouest-africaine, en particulier la divinité du royaume sous-marin Mami Wata. Lorsque je l’ai exposée pour la première fois, la déambulation se faisait presque dans l’obscurité, avec un éclairage des sculptures très particulier, et une musique ambiante qui rappelait les craquements du bois des bateaux sous l’eau. L’idée était d’évoquer toute une mémoire subaquatique, celle des populations qui ont traversé les océans, et qui cohabitent avec toute une mythologie, toute une spiritualité liée aux fonds marins. D’une manière générale, je travaille beaucoup les espaces sombres : les cavités, le cosmos, les espaces subaquatiques… Tout comme les écosystèmes, c’est une manière métaphorique d’interroger les conditions dans lesquelles les plantes se développent, mais aussi de rappeler que la révolution et les dissidences se fomentent à l’ombre, hors de la lumière. 

Propos de l’artiste recueillis par L.H.

 

Sam Gilliam, né à Tupelo, Mississippi, en 1933
Cape II, 1970
Huile sur toile, 172,5 × 300 cm, collection du MAMC+, Saint-Étienne Métropole

Sam Gilliam est considéré comme l’un des peintres afro-américains les plus influents à la fin des années 1960, notamment par ses toiles colorées, suspendues, libérées de leur châssis, qui drapent de manière baroque les murs de galeries et de musées. Il grandit au cœur d’une Amérique ségrégée et, diplômé d’un Master of Fine Arts de l’université de Louisville, déménage à Washington DC en 1962, espérant que « quelque chose se passe » enfin pour lui. Ses recherches sur la couleur le placent dans la filiation de la Washington Color School, dont sont issus les peintres abstraits Kenneth Noland et Morris Louis, tandis que la physicalité et la mise en espace de ses œuvres sont influencées par l’apparition de nouvelles formes liées au happening et à la performance dans l’art. Sam Gilliam, invité par exemple à la Biennale de Venise en 1972, jouit d’une reconnaissance importante, mais se trouve critiqué par ses pairs pour préférer l’abstraction aux sujets délibérément politiques, à l’heure où le Black Power se bat pour les droits civiques. Gilliam, qui n’a pas hésité à démissionner en 1971 d’une exposition « poudre aux yeux » dédiée aux artistes noirs au Whitney Museum, répond par un engagement sans faille dans les écoles publiques, où il enseigne l’art sa vie durant aux communautés noires. Fervent défenseur de l’accès à l’art plutôt que d’une esthétique de la noirceur (blackness), il milite pour une meilleure inclusion dans les musées. L’œuvre Cape II, acquise dès 1971 par le MAMC+ de Saint-Étienne, est la seule toile de Gilliam dans les collections publiques françaises. Elle entre en résonance avec les œuvres du groupe Supports/Surfaces, notamment les toiles libres de Claude Viallat, contemporaines des drapés de Sam Gilliam. 

A.V.

 

Raphaël Barontini, né à Saint-Denis en 1984
Black centurion, 2022
Toussaint Louverture, 2018
Couronnement, 2017

Les trois pièces exposées dans l’exposition Globalisto sont le fruit d’une réflexion sur le portrait que je mène depuis longtemps. Le portrait, pour moi, ce n’est pas quelque chose d’intime, « d’après modèle ». C’est plutôt une porte d’entrée, une sorte de prisme par lequel j’explore des histoires, qu’elles soient réelles ou fictionnelles. En effet, mes portraits sont des collages, des recompositions qui mêlent toutes sortes de personnages, d’objets et de cultures, un peu sur le mode du carnaval. Pour cela, j’ai développé une technique qui m’est propre. Je commence par une peinture – je suis peintre de formation, même si j’ai toujours cherché à faire sortir la peinture de son support habituel, en travaillant notamment sur des bannières, des drapeaux… Ensuite, je photographie cette peinture, et je l’imprime sur un textile – ce sera le fond un peu abstrait de mon portrait. Sur ce fond, je viens coller et coudre des empiècements sérigraphiés, tirés de toutes sortes de sources historiques – des tableaux de cour de la Renaissance italienne, des documents d’archives, des cartes postales coloniales des années 1930… – que j’agrège et que je recompose, dans le but de créer de nouveaux récits, de nouvelles narrations. Il en résulte une sorte de « grand collage textile » qui est, dans le fond comme dans la forme, le fruit d’une créolisation. Je suis moi-même issu de cultures diverses, notamment antillaise et italienne. J’ai grandi et vis toujours à Saint-Denis où cette créolité est à l’œuvre quotidiennement et me nourrit artistiquement.

Un de ces portraits représente le révolutionnaire haïtien Toussaint Louverture. Le second, intitulé Couronnement, est moins « nominatif » et s’articule autour d’une photo d’un Tutsi rwandais, que j’ai retrouvée sur une carte postale coloniale. Ça m’intéresse particulièrement de travailler avec ces matériaux foncièrement problématiques, exotisants, très souvent racistes, et de les dépasser complètement. Je les mélange à des attributs traditionnels du pouvoir – tirés ici d’un portrait de cour de la Renaissance italienne – jusqu’à en proposer un nouveau récit. La troisième pièce s’intitule Black Centurion et représente saint Maurice, le patron des teinturiers et le seul saint noir de la chrétienté, à qui je vais prochainement consacrer une exposition entière. C’est un portrait composite, où coexistent des photos coloniales, des statuettes et des masques traditionnels africains, des bustes romains, etc. 

Propos de l’artiste recueillis par L.H.

 

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