Si vous deviez définir la relation franco-marocaine aujourd’hui, quel mot utiliseriez-vous ?

Désamour ! Cette relation a été davantage faite d’excès que d’intérêts partagés. Tissés sous Lyautey, le résident général français au Maroc de 1912 à 1925, les liens n’ont cessé de balancer entre des moments de quasi-intimité et d’autres de rupture. En 1958, deux ans après l’indépendance du Maroc, la France aide militairement le royaume à rétablir l’ordre au Sahara espagnol. Les Français ont formé les Forces armées royales marocaines (FAR). Le général de Gaulle ambitionnait de s’appuyer sur le jeune roi Hassan II pour nouer de nouvelles relations avec le monde arabe. Mais, après l’assassinat sur le territoire français en 1965 de Mehdi Ben Barka, chef de l’opposition républicaine au Maroc, de Gaulle rompra les relations diplomatiques avec Rabat et mettra à l’index le général Oufkir, alors l’homme lige de Hassan II. Rétablie sous le président Pompidou, la relation redeviendra intime sous la présidence de Jacques Chirac, qui disait que le Maroc était son « second pays ».

Emmanuel Macron devait rencontrer le roi Mohammed VI au Maroc au premier trimestre. Sa venue a été reportée sine die et Rabat renforce son lien avec Madrid. Que se passe-t-il entre le Maroc et la France ?

Oui, le lien du Maroc avec Madrid s’est renforcé. L’Espagne est devenue son premier partenaire commercial. Mais la France y reste le premier investisseur étranger. Les Marocains ont toujours joué de la concurrence Paris-Madrid. Il y a encore deux ans, leurs relations avec Madrid étaient exécrables ! En décembre 2020, quand Trump reconnaît la « marocanité » du Sahara occidental, que le Maroc revendique, Rabat fait pression sur l’Espagne pour qu’elle suive cette voie – sans succès dans un premier temps. Les Marocains ouvrent alors les vannes vers l’Espagne à des milliers de jeunes et obtiennent de Madrid un changement de cap. Avec la France, la relation avait bien débuté en 2017. Mais plusieurs éléments ont rompu la confiance.

Quels sont-ils ?

Le premier, en juillet 2021, c’est l’affaire Pegasus, du nom du logiciel de cybersurveillance israélien que les Marocains auraient utilisé pour espionner une partie des élites françaises, Macron inclus. Puis, en septembre 2021, les Français décident de réduire de 50 % les visas accordés aux Marocains et aux Algériens. Les Marocains le prennent très mal. Pour eux, les francophones sont chez eux au Maroc, et leurs élites viennent régulièrement en France. Leur dire qu’on en acceptera désormais certains et pas d’autres les a énormément froissés. Et ils ont perçu le traitement égal avec les Algériens comme insultant.

« On parle avec ces pays de commerce, de sécurité et de flux migratoires, jamais du reste »

Enfin, la question du Sahara occidental est remise sur la table. Les Marocains étaient convaincus qu’après les États-Unis, la France serait le premier pays à reconnaître sa marocanité. Or Paris n’a pas bougé. Ces facteurs ont généré une fracture. Les Marocains ont estimé que pour Emmanuel Macron, le royaume chérifien n’était plus qu’un pays comme un autre.

Depuis la fin de la colonisation au Maghreb (1956 et 1962), un « ménage à trois » s’est instauré entre la France, le Maroc et l’Algérie. Comment s’est-il constitué ?

Il y a clairement un triangle : lorsque deux de ces pays s’engagent dans une relation, ils doivent tenir compte du troisième. La France est l’ex-puissance coloniale. Son rôle passé influence encore le présent. Elle a dessiné les frontières des deux grands États du Maghreb. Elle les a colonisés puis décolonisés différemment. Or Maroc et Algérie ont un contentieux depuis 1962, date de l’indépendance de l’Algérie, tant sur le tracé des frontières que sur le leadership régional. Le Maroc entend montrer qu’il est « naturellement » plus proche de Paris. Les Algériens disent : « Nous avons une histoire et une géographie partagées, et la plus grande communauté en France. » De leur côté, les Français, en raison de ce qui s’est passé avec l’Algérie, font un report affectif sur le Maroc. D’autant que Hassan II leur dit qu’ils peuvent y investir, y passer leurs vacances, y acheter des maisons. Cette rivalité génère un jeu d’équilibrisme difficile à gérer pour les chefs d’État français. Mitterrand, le premier, a voulu s’en défaire. Seulement, chaque fois, le Sahara occidental a empêché toute évolution. Aujourd’hui, la France a besoin de l’Algérie pour des raisons énergétiques et sécuritaires. Mais le Maroc occupe également à ses yeux une place importante, du fait de son rôle dans la limitation des flux migratoires ainsi que de l’accès plus facile à l’Afrique qu’il offre à Paris. Enfin, une part considérable de ses ressortissants vit aussi en France. Et 51 000 Français sont installés au Maroc – c’est la plus grande communauté en Afrique. Ces éléments font que la France ne peut ni se priver ni s’émanciper de sa relation avec les deux pays.

Quelle est la portée réelle du conflit entre Maroc et Algérie au Sahara occidental ?

En 1976, les Espagnols quittent la partie du Sahara qu’ils contrôlaient depuis 1884. Le Maroc s’en empare et le partage avec la Mauritanie. Les Algériens ne vont pas l’accepter. Ces terres n’avaient jamais fait partie du Maroc – ni de l’Algérie, d’ailleurs. Les Marocains font aujourd’hui de ce dossier l’alpha et l’oméga de leur diplomatie. Ils ambitionnent de « récupérer » ce qu’ils appellent les « provinces du Sud ». Ils ne reconnaissent pas le Front Polisario (indépendantiste). Pour eux, l’affaire est montée de toutes pièces par l’Algérie. Or ce discours est une manipulation de l’histoire. Aujourd’hui, Rabat se réfère à des « droits historiques ». Mais Hassan II lui-même a tergiversé entre référendum d’autodétermination et autonomie des Sahraouis dans un Maroc souverain. Quant à l’Algérie, elle appuie le Polisario pour affaiblir le Maroc au niveau régional. Finalement, l’un et l’autre ont transformé ce dossier en un test pour déterminer qui sont leurs amis et leurs ennemis.

Des milieux marocains soutiennent que la dégradation de la relation avec la France tient à la personnalité du président Macron…

Ce n’est pas faux. Macron, en dehors des enjeux « mémoriels », ignore le poids du passé dans les dossiers actuels. Cette erreur tient à son jeune âge et à sa personnalité : il n’aime pas qu’on lui dicte sa politique. Or les Marocains tentent de lui imposer un agenda. Mais la dégradation tient aussi beaucoup à l’affaire Pegasus, qui a laissé Macron amer. Mohammed VI, dans deux conversations téléphoniques avec lui, a nié toute implication marocaine. Or les services français auraient conclu de leur enquête que Macron a bien été écouté. Cela a terni la confiance. Là-dessus s’est greffé, en décembre 2022, le « Marocgate » à Bruxelles. Pour la police belge, Rabat aurait cherché à corrompre des eurodéputés pour influencer leurs votes sur la question du Sahara occidental. Le Parlement européen a condamné le Maroc à une forte majorité.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Algérie est revenue en force sur la scène internationale par le biais de ses hydrocarbures

Depuis, les Marocains accusent le député français Stéphane Séjourné, ex-conseiller d’Emmanuel Macron, d’avoir été à la manœuvre contre eux. Quand Rabat attribue les tensions avec la France à la « personnalité » de Macron, c’est une manière de dire qu’il ne sera pas éternel. D’ailleurs, Éric Ciotti et Rachida Dati sont allés début mai à Rabat pour assurer les Marocains qu’une fois revenus au pouvoir, ils reconnaîtraient la marocanité du Sahara occidental.

Sur l’année écoulée, l’Élysée a visiblement privilégié sa relation avec l’Algérie…

C’est exact. Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Algérie est revenue en force sur la scène internationale par le biais de ses hydrocarbures. Et son importance a crû après le retrait français du Sahel, zone où la France s’appuie désormais sur l’Algérie pour contrer le djihadisme radical. En août dernier, il y a eu à Zéralda, près d’Alger, une rencontre à laquelle ont participé le président algérien Abdelmajid Tebboune et Emmanuel Macron avec leurs chefs d’état-major et du renseignement. Ils ont conclu un « pacte sécuritaire » régional. Le Maroc considère qu’un axe d’alliance prioritaire a été mis en place à son détriment.

Pourtant, la relation franco-algérienne connaît également des ratés. La visite du président Tebboune à Paris a aussi été annulée…

Ce n’est pas comparable. La venue de Tebboune en France est reportée, pas repoussée à une date inconnue. Et ce report n’est pas dû à un hiatus dans la relation entre Alger et Paris, mais à des divergences en Algérie même entre la présidence, les militaires et les services de sécurité. Enfin, concernant Macron et sa politique, la presse algérienne parle de « problèmes à régler ». Au Maroc, c’est un déchaînement d’opprobre contre lui.

Quel bilan peut-on tirer de la diplomatie française au Maghreb sous Macron ?

On touche là un problème de fond. Plus encore que ses prédécesseurs, Macron gère les relations selon les priorités du moment : un jour j’ai besoin de toi pour mes besoins énergétiques, un autre pour mes enjeux migratoires… À aucun moment il ne fait montre d’une vision globale sur ce que devrait être la relation de l’ex-puissance coloniale à ces pays. Sur le sujet du Sahara occidental, la France est dans l’évitement.

Si on leur tourne le dos, il ne faut pas s’étonner que les jeunes Maghrébins partent étudier en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou au Canada

On peut comprendre les difficultés, mais elle devrait être capable de séparer sa relation à l’Algérie et au Maroc de leur contentieux. Ensuite, la France et l’UE sont en train de promouvoir, moyennant finances, une « externalisation » de l’immigration illégale. Elles offrent ainsi aux pays méditerranéens le moyen d’exercer sur elle un chantage. Erdogan y a eu recours, Mohammed VI aussi… Aujourd’hui, tout Maghrébin qui demande un visa se transforme en potentiel immigré illégal. Cela pourrit la relation. Il ne suffit pas de se préoccuper des enjeux « mémoriels ». Il faut redéfinir la relation de la France à ces pays. On parle avec eux de commerce, de sécurité et de flux migratoires, jamais du reste.

Le reste, c’est quoi ?

Les sociétés ! La coopération. La mobilité. On ne progressera pas sans tenir compte des sociétés. Il y a un désir d’Europe et de France, normal là-bas – par la langue, par les médias, et aussi par la différence de revenus, qui fait rêver. Mais lorsqu’on parle de ces pays, il s’agit toujours des États, des régimes, restés les mêmes depuis les indépendances. Or leurs sociétés vivent un divorce avec leurs classes politiques. La France devrait montrer qu’elle comprend cette évolution. Si on leur tourne le dos, il ne faut pas s’étonner que les jeunes Maghrébins partent étudier en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou au Canada ! Ils perçoivent la France presque comme un pays hostile. La gestion des visas nourrit le sentiment antifrançais. Le moment de tension actuel avec les pays du Maghreb devrait pousser la diplomatie française à s’engager dans une révision complète de sa politique maghrébine.

Quelles devraient être ses priorités ?

D’abord avoir une position claire et s’y tenir sur le Sahara occidental. Ensuite, mettre en œuvre une vraie politique migratoire, surtout à l’égard des jeunes. Enfin, développer une autre forme de coopération et ne plus fermer les yeux sur les processus qui, trop souvent, alimentent la corruption d’acteurs politiques de cette région. Les Français comme les Européens sont obnubilés par l’islamisme, les réfugiés… Ces sujets sont importants, mais ils les empêchent de voir ailleurs. Pourquoi, par exemple, les étudiants maghrébins ne peuvent-ils pas entrer dans la boucle d’Erasmus ?  

 

Propos recueillis par Sylvain Cypel

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