Corps-à-corps
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La légende familiale veut que je sois née un soir de match et ma mère raconte qu’elle a dû attendre la fin des prolongations pour que mon père accepte de l’accompagner à l’hôpital. Ancien président de la fédération de football du Maroc, vainqueur de la Coupe d’Afrique en 1976, mon père était un passionné, un fanatique du ballon rond. Mais il n’entrait chez lui aucun esprit de revanche, aucun accent bêtement nationaliste. Il ne supportait pas qu’on harangue les foules, qu’on les manipule, qu’on attende des athlètes qu’ils se comportent en soldats et jouent comme on part au combat. Il aimait le beau jeu, le joga bonito, et s’il s’enthousiasmait, c’était pour le talent, le panache, la part d’enfance que comporte le jeu. Il n’y a qu’une seule configuration qui pouvait provoquer un certain malaise. Dans la maison, nous étions tous tendus, silencieux, quand les Lions de l’Atlas rencontraient l’équipe de France.
Je me demande comment il est possible que ces mondes, si étrangers l’un à l’autre, se soient rencontrés, aimés, combattus.
Ces rencontres-là me plongent toujours dans l’inquiétude, dans une sorte de déchirement. Comme si ce corps-à-corps ne pouvait manquer de résonner avec mon histoire personnelle et celle de mes deux pays. Et que je me trouvais accablée par la nécessité de faire un choix ou de prendre parti. « Demi-frère » titrait le journal L’Équipe à la veille de la demi-finale de Coupe du monde, en décembre 2022. Des frères, d’indéfectibles amis, un couple passionnel. Si elles sont incomplètes, toutes ces métaphores touchent à quelque chose de juste. Elles disent ce que cette relation contient à la fois d’intimité et de violence, de fascination réciproque et de domination. Elles évoquent ce lien charnel qu’incarnent les sept cent mille Franco-Marocains dont je fais partie. C’est étrange mais quand je repense à ce match, à ces corps qui courent et s’affrontent, me viennent à l’esprit les photographies de mes arrière-grands-parents. D’un côté, mes ancêtres alsaciens, lui en uniforme de la Première Guerre mondiale, elle dans une robe austère et, au milieu, ma jolie grand-mère blonde. Et de l’autre côté, mon arrière-grand-père arabe, en costume occidental et tarbouche, dans un studio à la décoration orientaliste. Encore aujourd’hui, je ne peux m’empêcher d’être saisie en regardant ces photographies en noir et blanc prises dans les années 1920. Je me demande comment il est possible que ces mondes, si étrangers l’un à l’autre, se soient rencontrés, aimés, combattus, comment ils sont devenus par la force de l’Histoire les membres d’une même famille.
À la veille du match, j’avais des sentiments mêlés. Une certaine fierté peut-être, ou en tout cas un contentement, en entendant tous ces Franco-Marocains dire leur amour égal pour leurs deux patries et déjouer ainsi, à travers le sport, un discours qui culpabilise ceux qui ont deux appartenances. Mais je sentais bien qu’il y avait derrière ce fair-play, derrière cette politesse de façade à laquelle je tentais moi aussi de correspondre, des émotions plus ambiguës. Bien sûr, j’entendais ceux qui prédisaient déjà des violences d’après-match, réactivant l’image d’un indigène à jamais sauvage. Et je priais pour qu’elles n’aient pas lieu, car je ne voulais pas qu’on fournisse des arguments à ceux qui pourfendaient les Français d’origine marocaine brandissant le drapeau rouge à étoile verte. Je redoutais les sifflets et les ratonnades auxquelles l’extrême droite se préparait. Oui, il y avait dans ce match plus que de la fraternité ou du beau jeu. J’avais beau tenter d’être la plus mesurée possible, j’avais beau essayer de me persuader que n’importe quel résultat me conviendrait, une sorte de colère montait en moi. Ou, en tout cas, le goût de la revanche quand j’entendais mes amis français me dire que « c’était déjà bien » que les Marocains soient arrivés jusque-là. Comme s’il ne fallait pas trop espérer. Comme si nous devions rester à notre place. Et que si nous étions des frères, la France était l’éternel aîné, plus grand et plus puissant, plus accompli, et les Marocains des benjamins, à la fois admiratifs et jaloux.
J’avais conscience que ces quatre-vingt-dix minutes de match France-Maroc concentraient un siècle d’histoire
Vivre ce match c’était sentir, dans mon propre corps, l’immense complexité de la relation entre mes deux pays. J
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