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Quelles sont les caractéristiques géographiques du vote en faveur du Front national ?

Dès son apparition en 1984, la répartition du vote FN est très contrastée sur le territoire, plus que le vote de droite ou de gauche. Les écarts vont du simple au triple. Il y a trente ans, le FN enregistrait des scores de 3,5 % dans certaines régions et de 11 à 12 % dans d’autres. On retrouve cet écart lors de l’élection présidentielle de 2012 avec une amplitude allant de 10 % à près de 30 % des voix. C’est un vote qui apparaît très stable. Il correspond à une histoire. Quand on superpose les cartes de 1984 et du premier tour de 2012, on constate une grande similitude. L’implantation du Front national est particulièrement forte dans une bande nord-est et sud-est ainsi que dans la vallée centrale de la Garonne moyenne : le Lot-et-Garonne, le Tarn-et-Garonne. Inversement, on voit peu de votes FN dans le Massif central, l’ancien Centre des « paysans rouges », et dans le Grand Ouest.

Au-delà des permanences, quelles sont les évolutions de ce vote ?

L’évolution la plus marquée a eu lieu en 2007, lors de l’élection présidentielle. Nicolas Sarkozy chamboule le vote FN en siphonnant les voix de ses électeurs dans les centres-villes et dans les premières couronnes urbaines. Ces votes ne reviendront pas au Front, ou seulement en partie. C’est une coupure non pas dans la géographie des régions, mais à l’intérieur des milieux urbains. Ce creusement s’est confirmé dans les cartes de 2012.

Quelles sont alors les racines de ce vote ?

Je me suis interrogé dès qu’il est apparu en 1984. Une carte aussi forte laissait penser que « quelque chose » se cachait derrière, mais quoi ? La première hypothèse simple a été d’expliquer ce vote par la présence accrue d’immigrés. La carte du vote FN en 1984 est assez proche de celle de l’immigration maghrébine à la même époque. Mais surprise : cette corrélation ne cesse de diminuer aujourd’hui. Il n’existe donc plus de concordance géographique entre les deux phénomènes. L’argument de l’immigration qui a servi d’allumage continue d’être utilisé, mais devient un argument idéologique. Il n’a plus de rapport au terrain.

Pourquoi ce paradoxe ?

J’ai toujours pensé que l’immigration n’était pas la clé principale, qu’il y avait une raison plus profonde. Une carte m’a mis sur cette piste.

Laquelle ?

Le premier FN, celui de 1984, correspond à la France des pays ouverts, de l’openfield. Une France très particulière où, traditionnellement, la population est regroupée en villages ou en villes. Elle ne vit pas de façon isolée. Au contraire, la France qui ne vote pas FN est la France des bocages de l’Ouest. C’est un livre trop peu cité de Marc Bloch, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française (1931), qui m’a inspiré. Il montre que la coupure très ancienne entre ces deux types de paysages a entraîné d’importantes différences de sociabilité. Dans l’Ouest et le Sud-Ouest, dans le bocage traversé de mauvaises routes, les gens vivent isolés. Ils ont à cœur de se réunir, par exemple à la messe du dimanche. Dans les zones est et sud-est, au contraire, les habitants vivent en communauté. Chacun a un ou des voisins.

On a donc surévalué le rôle de l’immigration dans le vote FN ?

Dans les années 1980, la présence des immigrés n’est pas un changement profond. La carte de l’immigration est la même depuis un siècle. Elle concerne les mêmes zones. Polonais et Italiens sont venus s’installer dans les régions ouvertes, avec leurs agglomérations. Les populations étaient habituées aux immigrés. Leur proportion était même plus élevée en 1936. Or, c’est là que Le Pen a fait ses meilleurs scores. Si l’immigration n’explique pas ce surgissement, il faut regarder de plus près ces questions de voisinage.

Pouvez-vous préciser cette dimension ?

Dans les années 1970-1980, la transformation des modes de vie a été considérable dans les zones d’openfield : les commerces de proximité ont été supplantés par les grandes surfaces ; la distance domicile-travail s’est accrue ; la vie culturelle villageoise, les fêtes, tout cela s’est estompé. On ne croise plus les autres dans le commerce, au travail, à la fête du village. Ceux qui vivaient dans ces régions se sont retrouvés sans voisin ! Une méfiance sociale s’est installée. Le voisin est devenu un étranger… L’inverse s’est produit dans les zones de bocage : la voiture se répand, ceux qui avaient du mal à se voir se regroupent plus facilement. 

La méthode sociologique d’Émile Durkheim (1858-1917) mise au point pour analyser le suicide m’a servi. Le suicide, selon Durkheim, relevait d’un trouble du lien familial, d’une anomie. Le vote FN, c’est un trouble avec les voisins, la disparition d’un rapport de confiance. Le fait de ne plus connaître les personnes qui vivent à proximité nourrit un sentiment d’inquiétude. Durkheim évoquait la rupture du lien social. Nous vivons ici la rupture du lien vicinal. Le Pen l’a dit à sa façon : je préfère ma cousine à ma voisine !

Cette évolution a-t-elle infléchi la stratégie du FN ?

Oui. C’est Bruno Mégret, avec quelques membres du Club de l’horloge, qui en a pris conscience. Il avait compris que les questions de l’immigration et de la sécurité avaient permis de lancer le FN, mais qu’il fallait trouver un autre terreau pour progresser dans les années 2000. Ils ont alors visé le malaise social. Cette évolution est mise en lumière à travers cinq cartes des inégalités : les revenus les plus faibles, le chômage des 25-55 ans, les non-diplômés, les familles monoparentales, les inégalités locales commune par commune. Quand on superpose ces cartes, on retrouve la clientèle de Marine Le Pen. C’est frappant.

Vous avez là le second FN. Il n’est plus porté par la question de l’immigration, c’est terminé, mais par celle des inégalités sociales. Prenez l’exemple du Nord-Pas-de-Calais, que vise la présidente du Front national. C’est là qu’elle a obtenu ses plus belles progressions. Ce département est le troisième avec le moins d’immigrés en France. Il n’y a plus d’immigration étrangère – polonaise – depuis longtemps. Les mines ont fermé. L’imaginaire est une causalité en sens inverse.

C’est-à-dire ?

C’est une autre découverte du vote FN entre 2002 et 2012 : là où ses pertes sont fortes, l’immigration est forte. C’est grave. Cela veut dire que l’immigration est un critère intériorisé. Il n’a plus besoin d’être sur le terrain. L’immigré est devenu le musulman. Comme les Juifs en Allemagne autrefois, on n’a pas besoin de les connaître. Ils sont devenus un argument abstrait, un fantasme qui sous-tend le vote.

Où se situent les zones de recul du FN ?

Les pertes du FN en 2012 par rapport à 2002 et ses récupérations par rapport à 2007 forment une carte passionnante. Le recul est important dans la région lyonnaise, en Alsace, en Île-de-France, à Toulouse. Marine Le Pen gagne dans le Pas-de-Calais, la Somme, le Limousin. Les régions en fort recul sont celles qui se portent bien.

L’électorat de Marine Le Pen compte de nombreux ouvriers. La carte du FN recouvre-t-elle l’ancienne carte du Parti communiste ?

Les cartes ne se recoupent pas. En tout cas ne se recoupaient pas. C’est différent à présent. Si on compare le dernier vote communiste important, en 1978, et le vote FN de 1984, la corrélation est nulle. Mais le Front ayant capté les inégalités sociales, on assiste à un glissement vers les anciennes zones PC, comme dans le Limousin ou dans le Pas-de-Calais, d’anciennes citadelles communistes qui basculent vers le FN.

Comment définiriez-vous le vote FN en 2015 ?

Une observation vraie pour l’ensemble du territoire : ceux qui votent le plus pour le Front national appartiennent à la tranche des 25-55 ans. Ce sont des hommes plus que des femmes, encore que l’écart se soit réduit, de 10 pour 7 à 10 pour 9 environ. Le FN séduit les moins diplômés, les ouvriers et les employés. De ce point de vue, Marine Le Pen a opéré un tournant judicieux. Elle a bien analysé la situation actuelle du pays. Le passage de son discours du libéralisme à l’étatisme va dans ce sens. De même qu’en disant « nous sommes ouverts aux juifs », elle veut se débarrasser de cette vieille peau de l’antisémitisme qui colle au FN. Elle a du mal à faire passer ce virage auprès de son père qui se vivait en trublion, en chahuteur, alors qu’elle a une vraie stratégie de pouvoir.

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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