Qu’on les considère comme des instruments légitimes de mesure de l’opinion publique ou comme des artefacts démocratiques, les sondages font partie de la vie quotidienne du personnel politique. Leur influence est grande sur les hommes et les femmes lancés dans la lutte concurrentielle pour le pouvoir, comme sur celles et ceux qui exercent des responsabilités au plan national – et de plus en plus au niveau local –, ne serait-ce que parce qu’ils contribuent très largement à façonner leur perception de la réalité. Dans une campagne électorale, les sondages permettent d’estimer le rapport de force entre compétiteurs, tout en générant un processus d’auto-narcissisation basé sur la mesure de la popularité. Ils établissent de ce fait une échelle de progression dans la perspective de l’élection, et conduisent à l’élaboration de plans d’action pour améliorer la cote des candidats. Dans le contexte de la fin des idéologies, alors que la politique est de plus en plus considérée sous l’angle du marché, ils permettent en outre de dégager des thèmes interprétés comme une « demande » de l’électorat, à laquelle une « offre » politique doit venir répondre. 

Cette conception ne s’arrête pas aux portes du pouvoir. Il est frappant de constater à quel point les sondages continuent après les élections d’être une boussole de l’action des politiques, un instrument de gouvernement. Rouages de la démocratie d’opinion, ils viennent tempérer la solitude du pouvoir, cet espace global d’incertitude au sein duquel les dirigeants tentent de se mouvoir avec la crainte permanente de s’isoler de la pensée majoritaire. Ils sont perçus comme des signaux positifs ou négatifs envoyés par l’électorat, en fonction desquels il est possible pour les gouvernants d’affiner, d’amender, voire de renoncer à une décision. Ils permettent également de corriger, avec le soutien du public, des propositions de campagne trop audacieuses, ou de légitimer a posteriori une action. 

S’ils font régulièrement usage des enquêtes d’opinion – et s’en prévalent lorsqu’elles leur sont favorables –, les acteurs politiques cultivent à leur égard une distance souvent ironique. Comme si une croyance intermittente dans leurs vertus était une marque d’expérience, à l’image d’un Alain Juppé relativisant – tout en s’en réjouissant – sa bonne fortune sondagière, après vingt ans d’impopularité. De même, ignorer les sondages peut revenir à afficher une forme de courage politique et à témoigner d’une indépendance de conviction, payante à terme. L’affirmation par François Mitterrand dans l’émission Cartes sur table face à Alain Duhamel et Jean-Pierre Elkabbach en mars 1981, en pleine campagne présidentielle, de son opposition à la peine de mort – alors que l’opinion y était favorable – en constitue l’illustration, en ce qu’elle fut le point de départ de l’inversion des courbes de popularité avec Valéry Giscard d’Estaing, avant sa victoire deux mois plus tard. 

Cet exemple témoigne du fossé qui sépare deux définitions parfois antagonistes de la démocratie, reliées à deux conceptions distinctes de l’opinion. La première lie l’action politique à un ensemble de principes moraux qui doivent la guider, même si elle doit venir se fracasser contre l’opinion du moment. L’autre est celle de l’inféodation à la pensée majoritaire – cette opinion partielle, partiale, changeante dénoncée par Platon – au nom du gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. Dans le monde politique, la tendance est aujourd’hui le plus souvent au suivisme vis-à-vis de l’opinion. Discutable, cette inclination n’empêche d’ailleurs pas de commettre des erreurs fatales. Armes du politique, les sondages peuvent se retourner contre ceux qui en font un usage malhabile. François Hollande en a récemment fait l’expérience lorsqu’il a proposé la déchéance de nationalité pour les terroristes en novembre 2015 sur la foi de plusieurs sondages attestant de l’assentiment de l’opinion à cette idée. C’était sans compter le souffle de contestation qui a suivi et l’a contraint à retirer sa proposition de réforme constitutionnelle, avec pour conséquence une cassure de son image dans l’opinion et une rupture avec l’électorat de gauche, pour ce qui demeurera un tournant (négatif) de son quinquennat. Car la démocratie ne se résume pas aux seuls sondages. Les corps intermédiaires ou les médias disposent d’une influence sur la formation de l’opinion publique, par nature mouvante et sujette à des retournements brutaux. L’oublier, c’est prendre le risque de « subir la loi du mensonge triomphant qui passe, des applaudissements imbéciles et des huées fanatiques » pour reprendre les mots de Jean Jaurès. En d’autres termes : il faut parfois avoir le courage d’affronter l’opinion pour ne pas la perdre.  

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