Dans le flux des images innombrables qui nous parviennent chaque jour, on peine à séparer l’important du superflu ou à distinguer le vrai d’avec le faux. L’espace y est fragmenté et les repères nous manquent. On ne voyage pas sur le Web ; on navigue. Ici, pas d’itinéraire construit et orienté vers un but mais un parcours aléatoire, au gré du courant ou du caprice du moment. De même, le temps y est saccadé. On ne lit pas sur le Web ; on consulte. L’attention se relâche et échoue à relier l’instant au suivant. Nos décisions ne s’inscrivent pas dans la durée de l’action. Ce sont des gestes. L’historique de recherche garde la trace hasardeuse de nos itinéraires passés, mais notre mémoire les oublie presque instantanément. Sans gouvernail, comment ne pas se laisser glisser par paresse sur nos pentes de moindre résistance ? Puisque d’un simple clic, nous rejoignons l’objet de notre désir. Puisque nous sommes directement branchés sur le pulsionnel. Le plaisir et la peur peuvent ainsi dicter nos pensées quand ce ne sont pas l’envie, la colère ou la haine. Ce n’est pas l’outil qui est à condamner. Et pas davantage celui qui s’en sert si maladroitement. Mais la technologie semble être tellement en avance sur l’homme qui en a l’usage qu’un long temps sera nécessaire avant que ce dernier ne parvienne à la rejoindre et à satisfaire par son moyen de plus nobles aspirations.

Nos organes sont branchés sur les vitesses infinies d’Internet, mais nos cœurs ne tiennent pas le rythme

À l’heure présente, reconnaissons que la folie s’est un peu introduite dans la machine et que nous sommes prêts à croire n’importe quoi. Car ce n’est pas en perdant le goût du savoir que l’ignorant devient un croyant véritable. Entre croire ou savoir, il n’y va pas d’un jeu à somme nulle où chacun gagne ce que l’autre perd. Il se peut très bien que nous ayons perdu sur les deux plateaux de la balance. Car la croyance est autre chose qu’une opinion ou un savoir diminué. Elle est essentiellement liée à l’activité, c’est-à-dire à la volonté. Croire à la réalité du monde signifie que ma perception contient par elle-même une invitation à agir et que celle-ci en est le prolongement direct. Elle atteste le lien originel qui m’unit à la réalité qui m’entoure.

Or l’écran numérique me permet certes d’accéder au monde, mais l’image sensorielle est coupée de son élément moteur. Il m’est donné à voir des objets sur lesquels je ne peux plus agir. Et en cela j’ai pu contracter l’habitude de regarder sans agir. Le philosophe Gilles Deleuze écrit que nous sommes désormais « dans la situation psychique du voyant, qui voit d’autant mieux et plus loin qu’il ne peut réagir, c’est-à-dire penser ». Par le truchement de tous nos moyens télé (« à distance », en grec), je survole immobile le monde entier mais le lien a été rompu, faute de vraiment y croire. Le monde moderne a engendré un problème de croyance : « Ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, poursuit Deleuze, c’est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film. » Nous n’y croyons qu’à moitié. Nos organes sont branchés sur les vitesses infinies d’Internet et s’en trouvent augmentés, mais nos cœurs ne tiennent pas le rythme et s’essoufflent vite. Ce n’est jamais que l’œil qui traverse les grands espaces. À quoi bon alors nous faire les spectateurs du monde si nos âmes sont fermées à ce qu’elles voient ? À quoi bon être renseignés sur tous les malheurs du monde, s’ils ne nous arrachent que de feintes indignations aussitôt remises à leur place dans le flux des informations ? À quoi bon, si nous n’arrivons pas à y croire ? 

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