Quelles sont les grandes évolutions qui ont marqué le paysage religieux français depuis la Seconde Guerre mondiale ?

Le paysage religieux français actuel est très différent de ce qu’il était alors. Les évolutions concernent non seulement les différentes religions, mais aussi la façon même d’être religieux ou de ne pas l’être. Ces dernières décennies ont d’abord été marquées par une véritable décatholicisation de la France : si, au début des années 1950, 92 % des Français se déclaraient catholiques, ils n’étaient plus que 32 % à le faire en 2018 (selon les données de l’European Values Study). La baisse est énorme. Nous avons donc une France nettement moins catholique, où les personnes se déclarant « sans religion » sont devenues majoritaires (58 %) et où l’islam (6 %) a devancé le protestantisme (3 %) comme deuxième religion. Quatre grandes dimensions de changement peuvent être distinguées.

Premièrement : la désinstitutionnalisation du religieux. On passe d’une société où la grande majorité de la population était encadrée par une institution religieuse et où l’athéisme était un non-conformisme à une société où c’est le fait de déclarer appartenir à une religion et de la pratiquer qui est devenu un non-conformisme. Dans les sociétés sécularisées, le religieux est une option, un choix personnel. À distance du religieux institué, mais aussi au cœur même de celui-ci, les individus récusent le pouvoir normatif des clercs et entendent, s’ils choisissent une option religieuse, la vivre comme bon leur semble.

« Déclarer appartenir à une religion et la pratiquer est devenu un non-conformisme »

Deuxièmement : l’accentuation de la pluralisation du paysage religieux de la France. Pluralisation externe, d’abord, avec l’apparition, aux côtés du protestantisme ou du judaïsme, qui partagent avec le catholicisme un fond culturel commun, de religions qui se sont historiquement d’abord déployées dans des aires culturelles non occidentales : l’islam, comme je l’ai dit, mais aussi d’autres minorités religieuses chrétiennes (orthodoxes, chrétiens d’Orient…) et non chrétiennes (hindous, bouddhistes). À cela, il faut ajouter ce que l’on a appelé de façon plus ou moins appropriée des « nouveaux mouvements religieux » (mormons, témoins de Jéhovah…). Pluralisation interne ensuite, avec, au sein de chaque religion, des sensibilités libérales ouvertes aux évolutions et des sensibilités conservatrices qui s’y opposent, les tensions entre ces deux pôles étant dans chaque cas plus ou moins vives.

« Le religieux revient non sous la forme qu’il avait antérieurement, mais sous des formes nouvelles, intégrant peu à peu la fin du pouvoir religieux sur les individus et sur la société. »

Troisièmement : une diversification culturelle accrue, essentiellement due aux différentes vagues migratoires que notre pays a connues. Alors que les premières avaient renforcé le poids du catholicisme, d’autres, plus récentes, ont non seulement contribué à importer d’autres religions, comme je l’ai dit, mais aussi des versions diversifiées de celles-ci : islams marocain, algérien, turc, sénégalais, malien, etc. ; christianismes orthodoxes et évangéliques d’Afrique subsaharienne, d’Europe orientale, du Moyen-Orient… À côté de la désaffiliation catholique, ce sont donc les mouvements migratoires qui ont fortement contribué à faire évoluer le paysage religieux de la France.

Quatrièmement : une baisse de la fréquence de la pratique cultuelle et de la déclaration d’appartenance à une religion. Les Français sont-ils pour autant de moins en moins religieux ? Oui et non. Oui, si l’on tient compte des indicateurs classiques, en particulier les deux que je citais à l’instant. Le paradigme de la sécularisation, selon lequel la modernité contribuerait à diminuer les adhésions religieuses et à réduire leur impact, resterait de ce point de vue valable. Non, car on observe aujourd’hui diverses reconfigurations de la place et du rôle du religieux tant au niveau sociétal qu’au niveau des individus. C’est la thèse que Philippe Portier et moi-même soutenons dans La Religion dans la France contemporaine : le religieux revient non sous la forme qu’il avait antérieurement, mais sous des formes nouvelles, intégrant peu à peu la fin du pouvoir religieux sur les individus et sur la société – ce qui n’empêche pas que certains réagissent, au contraire, à cette évolution par des stratégies de restauration orthodoxe.

En 2021, un sondage Ifop annonçait que 51 % des Français ne croyaient pas en Dieu. L’incroyance est-elle devenue la première « religion » de France ?

Une majorité de Français vivent en effet sans référence à Dieu, le conformisme ambiant est donc à l’absence d’affirmation religieuse. Le problème est cependant plus complexe : on a longtemps opposé de façon rigide croyants et incroyants, en pensant que le progrès de la modernité séculière signifiait le recul des croyances. Or toutes sortes d’observations conduisent à sortir de ce schéma.

« La tendance majoritaire, c’est un rapport plus individualisé aux croyances »

Les athées convaincus, ceux qui soutiennent que « Dieu n’existe pas », ne représentent que 21 % de la population (en 2018). Mais parmi eux, les militants sont minoritaires. Philippe Portier et moi distinguons les « militants de l’athéisme », qui développent une critique des religions, des « athées de conviction », qui se contentent d’assumer leur position sans critiquer celle des autres. Quant aux « sécularistes d’indifférence » – les « sans religion », sans autre qualificatif –, nous distinguons les « indifférents agnostiques » des « indifférents spiritualistes », ces derniers étant ouverts à la dimension spirituelle tout en se tenant à distance des institutions qui prétendent l’encadrer. 25 % des « sans religion » disent ainsi croire en Dieu, et on a vu progresser, entre 1981 et 2018, l’adhésion à des idées comme l’existence d’une vie après la mort (de 35 % à 41 %), le paradis (de 26 % à 35 %) ou la réincarnation (de 22 % à 26 %). En 2018, 30 % estiment probablement vrai que « les porte-bonheur apportent parfois de la chance », alors qu’ils n’étaient que 20 % à le penser en 2008. L’emprise moindre des religions et de leur système intégré de croyances se traduirait par une augmentation de la crédulité. Enfin, à côté des « non-religieux croyants », il y a des « religieux incroyants » : 20 % de ceux qui se disent catholiques déclarent ne pas croire en Dieu ! Il existe donc des personnes qui maintiennent l’affirmation d’un lien à une tradition religieuse par habitude, par lien social ou par identité culturelle, sans adhérer au système doctrinal qu’elle incarne. La frontière entre croyance et incroyance se trouble.

Qu’est-ce qui vous paraît caractériser les croyances actuelles ?

Leur dissémination et leur volatilité. La tendance majoritaire, c’est un rapport plus individualisé aux croyances – de ce point de vue, il y a moins une crise du « croire » que du « croire ensemble ». C’est aussi un rapport plus fluide, plus malléable, moins ferme. On admet que la foi peut mêler des éléments de croyance et de doute. Face à la diffusion de ce religieux ouvert et quelque peu dédogmatisé se dressent certes les tenants d’un religieux de certitudes, dont certaines composantes n’ont pas abandonné l’idée de reconquérir la société séculière. Il y a, dans tous les courants, une tendance à la « réorthodoxisation » – resserrer les boulons, bien délimiter le contour des pratiques et des dogmes –, mais cette tendance est minoritaire.

On parle parfois de « religion à la carte » pour décrire les pratiques contemporaines. Que pensez-vous de cette expression ?

Même si elle a une part de vérité, elle laisse penser que l’individu choisirait librement dans un menu global où tout lui serait accessible également. Il y a bien une offre religieuse plurielle – ce qui a pu inciter à parler d’un « marché du religieux » –, mais chacun réagit dans des limites qui tiennent à son milieu, à ses expériences, à la qualité des contacts qu’il a eus avec une croyance ou des croyants…

« Paradoxalement, la radicalisation de la modernité offre au religieux un terrain propice à des recompositions innovantes »

Il existait jusque-là des « sans religion » marqués par une éducation religieuse dont ils s’étaient détournés ; nous voyons à présent les premières générations de « sans religion » dont les parents eux-mêmes sont « sans religion ». La rupture est complète, ces générations sont pour ainsi dire vierges de toute expérience religieuse et peuvent explorer plus librement l’univers des religions… Cette absence de toute socialisation religieuse se traduit cependant par un certain analphabétisme religieux : on ne sait plus « parler la religion », trouver les mots pour la dire. L’irruption d’Internet et des réseaux sociaux joue un grand rôle dans l’ouverture de la gamme des choix. Des communautés virtuelles et éphémères se créent et se défont ; le fictionnel côtoie le réel ou se mélange à lui. Toutes sortes d’imaginaires circulent. On y trouve de tout, le meilleur comme le pire. Le défi de la régulation est immense.

Les individus doivent désormais se dépatouiller eux-mêmes avec les questions de sens. N’étant plus arrimés à des institutions, il leur faut construire leurs propres idées. Ceux qui ont un bon bagage culturel, une plus grande expérience de la mondialisation et de la diversité culturelle et religieuse peuvent plus facilement s’orienter dans cette nouvelle situation. Pour d’autres, l’expérience est plus difficile et peut aviver le désir d’îlots de certitudes.

Comment les religions historiques réagissent-elles dans ce nouveau bain où elles sont plongées ?

L’expérience du pluralisme est absolument centrale. Leurs fidèles n’ont certes jamais été, à travers l’histoire, des croyants absolus ; selon leur niveau socioéconomique, leur niveau culturel, l’importance accordée à la conformité doctrinale a beaucoup varié. La simple coexistence, dans le champ religieux, d’orthodoxies différentes introduit un élément de relativisation de leur vérité. La capacité des institutions religieuses à normer les comportements en matière d’éthique sexuelle et familiale est désormais affaiblie. On admet beaucoup moins de leur part une attitude d’imposition de normes ; on attend plutôt qu’elles mettent à disposition de la société globale des réflexions, des analyses, des interpellations critiques. Il s’agit d’éclairer des choix qui restent personnels. Même les croyants attachés à leur orthodoxie sont amenés à tenir compte du fait qu’ils évoluent dans une société pluraliste où il n’est plus possible d’imposer ses choix, soit que la pression sociale les y oblige, soit que leur propre auto-compréhension ait évolué dans un sens plus ouvert.

Vous évoquiez la progression du protestantisme évangélique et de l’islam. Y a-t-il des points communs qui l’expliquent ?

Le protestantisme évangélique, dans la diversité de ses expressions, présente un Dieu proche, qui peut agir ici et maintenant, changer le cours des choses, vous transformer. L’authenticité de la croyance et de l’engagement religieux se vérifie à ses résultats. Une place centrale est donc accordée au témoignage des nouveaux convertis. On attend d’eux qu’ils attestent cette transformation : « J’ai rencontré le Christ et ma vie en a été changée. » Les born-again manifestent donc un rapport que l’on pourrait qualifier de moderne à la vérité : je crois à cette vérité parce que j’ai la preuve qu’elle est efficace.

Le cas de l’islam est bien sûr très différent, car c’est un système religieux distinct ; malgré tout, il y a des ressemblances. La conversion consiste à réciter la chahada : « J’atteste qu’il n’y a pas d’autre divinité que Dieu et que Mohammed est son Messager », puis à montrer publiquement un changement du comportement. Cela peut se raffiner, mais les deux éléments centraux se retrouvent : profession de foi simple et transformation concrète de la vie. Salafisme quiétiste et évangélisme veulent tous deux revenir aux origines de leur religion ; ils prônent une religiosité de militants critiques du religieux établi et des mœurs de la société environnante.

La progression de l’islam signifie-t-elle que celui-ci échappe aux effets érosifs de la sécularisation ?

À mon sens, pas du tout. Cette progression est liée au phénomène migratoire, avec ce phénomène, certes marquant, que le taux de pratique et le sentiment d’appartenance religieuse restent plus forts chez les musulmans – en particulier chez les jeunes. Cependant, les effets de la sécularisation se font sentir au fur et à mesure de leur intégration dans la société d’accueil. Non seulement la transmission d’une génération à l’autre n’est pas systématiquement assurée, mais les musulmans doivent socialiser dans un pays où la référence religieuse est certes possible, mais pas forcément aisée à conjoindre avec des engagements professionnels, sportifs ou autres. La médiatisation des formes radicales de l’islam, qui nuit à son image, peut également inciter à prendre ses distances. Une partie abandonne ainsi certaines pratiques, voire toute croyance. L’islam est donc bien travaillé par la sécularisation, lui aussi, y compris d’ailleurs dans les pays d’origine. En activant la déculturation de l’islam par rapport à ses cultures d’origine, les convertis contribuent à le transformer en une religion de type occidental, c’est-à-dire en un système de représentations et de pratiques librement choisies par des individus qui y trouvent sens et règles de vie.

« Non seulement le ciel est vide, mais le monde terrestre l’est aussi : nous sommes désormais dans une société radicalement sécularisée, qui correspond à un nouveau régime de modernité »

Deux thèses s’affrontent aujourd’hui : l’une pointe l’approfondissement de la sécularisation et le recul de la croyance ; l’autre le « retour du religieux », notamment sous des formes radicales. Vous semblez privilégier la première.

Pas exactement. La modernité s’est effectivement caractérisée par le mouvement de sécularisation au cours duquel le politique, se séparant du religieux, a eu tendance à se considérer comme une alternative à lui : aux idéaux religieux, que la modernité désenchantait, le politique opposait ses propres idéaux, ses propres croyances : le progrès, la réalisation ici-bas du bonheur collectif et individuel… Après avoir désenchanté la religion en rabattant les promesses du ciel sur des promesses terrestres, ces dernières ont été à leur tour désenchantées. Non seulement le ciel est vide, mais le monde terrestre l’est aussi : nous sommes désormais dans une société radicalement sécularisée, qui correspond à un nouveau régime de modernité que nous appelons, avec Philippe Portier, l’« ultramodernité ». Paradoxalement, cette radicalisation de la modernité offre au religieux un terrain propice à des recompositions innovantes délestées des logiques de pouvoir.

Autrement dit, comme vous l’écrivez : « Plus de sécularité n’entraîne pas moins de religion, mais du religieux autrement »…

Un religieux décléricalisé dans une sécularité démythologisée, telle est la nouvelle condition sociétale du religieux en ultramodernité. Il ne s’agit plus d’opposer au religieux des certitudes modernistes, mais d’articuler modernité et religion dans une société pluraliste, partie prenante de la mondialisation. Cela présuppose qu’on laisse s’exprimer dans l’espace public la question du sens et les différentes réponses, y compris religieuses, qu’on y apporte. Alors que la confrontation entre religion et modernité séculière a dominé la première modernité qui s’est voulue émancipatrice par rapport au religieux, ce sont les dialogues interreligieux et interconvictionnels qui caractérisent l’ultramodernité. On passe de l’affirmation d’un universel par abstention de tout référentiel religieux à l’affirmation d’un universel par inclusion de toutes les conceptions, y compris religieuses, qui contribuent à sa légitimation et à sa socialisation. Les jeunes générations favorables à une laïcité ouverte, à la diversité des conceptions religieuses et non religieuses du monde, attendent de l’école qu’elle enseigne la pluralité des façons que l’homme a de se rapporter à l’universel. 

 

Propos recueillis par MAXENCE COLLIN

 

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