La période politique que nous vivons a ceci d’irréel qu’elle est à la fois sans précédent et qu’elle suscite un sentiment de déjà-vu. Inédite, elle l’est assurément. Les commentateurs ont longuement rappelé que la précédente censure du gouvernement Pompidou en 1962 était intervenue dans des circonstances tout à fait différentes, et certainement pas dans un contexte au parfum de crise démocratique aussi prononcé. Dans le même temps, les Français manifestent, par leur lassitude, voire par leur colère contre le personnel politique dans son ensemble, leur impression de revivre un jour sans fin depuis la dissolution surprise et totalement ratée du président de la République. Une fois de plus, ils ont dû subir l’allocution d’un président aussi démonétisé et mal-aimé que sûr de son bon droit, ne concédant ses erreurs que du bout des lèvres, renvoyant aux partis, voire aux Français eux-mêmes, la responsabilité d’un désordre qu’il a lui-même engendré. Étrange spectacle que celui de cet éternel pompier pyromane se posant en garant d’un ordre démocratique qu’il n’a cessé de « disrupter » pour l’affaiblir. Une fois de plus, ils ont pu observer le ballet des ambitions et des stratégies politiques de la part de groupes parlementaires condamnés à ne pas s’entendre, parfois même au sein d’une même famille politique – à gauche comme dans le bloc central. Une fois de plus, ils devront attendre plusieurs jours pour connaître le nom d’un futur Premier ministre dont on sait déjà que sa majorité sera instable, voire introuvable, et qu’il sera réduit à quémander sa survie auprès d’un parlement ultra-polarisé. Qu’espérer d’un gouvernement qui n’aura ni le temps ni la légitimité pour faire face aux nombreux défis auxquels la France est confrontée ? Et surtout, pourquoi en est-on encore là ?

Pour le comprendre, il faut revenir à grands traits sur la genèse de cette situation gouvernementale désastreuse. Car si la chute du gouvernement Barnier est historique, elle était finalement assez prévisible. Le choix de Michel Barnier, membre de l’un des plus petits partis de l’Assemblée nationale, avec ses 47 députés, pour former un gouvernement minoritaire – certes habile en apparence – posait d’emblée une question de légitimité démocratique, LR étant la seule formation politique à ne pas avoir appelé au front républicain durant les dernières élections. En outre, si la ligne politique de la droite était apparemment compatible avec les idées du bloc central, elle n’avait jamais pour autant participé à l’aventure macronienne, et n’avait aucune habitude de travailler avec la coalition présidentielle. Or, dans la vie parlementaire, il est difficile pour deux forces qui ne se connaissent pas et se sont longtemps considérées comme des adversaires de se rapprocher, surtout dans un temps aussi limité. Le Premier ministre a, quant à lui, rapidement irrité Emmanuel Macron, qui espérait avoir trouvé en Michel Barnier un allié fiable et docile, voire un continuateur de sa ligne politique. Le gouvernement, hétéroclite dans sa composition, a donné lieu à une pratique du pouvoir primo-ministériel jugée à la fois trop proche des gouvernements précédents et trop distante des volontés présidentielles. Dans le contexte de polarisation politique que connaît la France, il s’est dès lors rapidement retrouvé à cumuler les ennemis sans être doté d’aucun soutien fiable. Le choix du Premier ministre de se placer dès le premier jour dans la main du Rassemblement national – par refus idéologique de travailler avec la gauche modérée et dans l’espoir de recueillir la mansuétude de Marine Le Pen s’il manifestait son écoute vis-à-vis de son parti – a finalement scellé son destin.

 

Une incapacité à comprendre que la politique n’est pas un projet collectif consensuel

 

On ne change pas une méthode qui perd

 

Retour, donc, à la case départ. À la suite de la démission de Michel Barnier, le président a annoncé « qu’une époque nouvelle » s’ouvrait – encore une ! – et qu’il relançait des consultations. Ce qui, en langage élyséen, signifie recevoir des dirigeants politiques pour leur dire ce qu’ils veulent entendre, avant de prendre une décision en petit comité, probablement avec le puissant secrétaire général de l’Élysée Alexis Kohler et une poignée de collaborateurs non élus, dont certains de ceux qui lui avaient inspiré la géniale décision de dissoudre l’Assemblée nationale. Alors que dans n’importe lequel des régimes parlementaires qui nous entourent, un chef d’État désavoué confierait aux partis le soin de s’entendre et de lui proposer une coalition pour sortir le pays de l’ornière, Emmanuel Macron semble vouloir s’en remettre à la stratégie hasardeuse qui aura toujours été la sienne : prendre les choses en main, sans aucun levier pour le faire, à la manière d’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Utiliser les règles formelles de la Constitution qui lui donne, par son article 8, le droit de nommer le Premier ministre afin de s’arroger un pouvoir qui lui échappe, et tordre les règles non écrites de la politique, générant frustration et insécurité dans le système politique et dans l’opinion. Et ce faisant, réduire la période à un coup supplémentaire, qui le verra probablement œuvrer à la composition d’un gouvernement prolongeant ses orientations politiques. Il n’est pas absurde, dans ces conditions, que plusieurs formations politiques en appellent à sa démission, ou tout le moins à son effacement. Mais cette démarche sous-estime l’aplomb d’un président qui renvoie à la légalité de son mandat pour mieux ignorer son affaiblissement politique, tout en critiquant le « cynisme » et la « stratégie du chaos » des parlementaires, ce qui, venant de lui, ne manque pas de sel. La conclusion de son allocution du 5 décembre est, à ce titre, significative de sa conception paradoxale de la politique. En soulignant à quel point les Jeux olympiques et paralympiques, ou la réouverture de Notre-Dame, prouvaient la capacité de la nation française à « faire de grandes choses », Emmanuel Macron a insisté sur la nécessité de tenir un « cap clair » pour parvenir à de tels résultats en politique. Une remarque étonnante de la part d’un président qui a multiplié les changements de pied, considérant l’art de gouverner comme une accumulation de « séquences » pouvant conduire à dire une chose et son contraire en un temps record, voire à considérer chaque dossier comme porteur d’une vérité indépendante de toute cohérence globale. Ce qui frappe dans son analyse, c’est surtout son incapacité à comprendre que la politique n’est pas un projet collectif consensuel, mais la gestion des conflits internes à la société et de différences de perception du monde, parfois irréconciliables. C’est en dissimulant cette réalité fondamentale sous un discours de faux consensus et de faux-semblants que le projet politique macronien a échoué à restaurer la confiance dans les institutions, ce qui était pourtant l’une de ses principales ambitions originelles.

 

Et maintenant ?

 

La dramatisation de la situation actuelle par les médias et les commentateurs politiques est, dans une certaine mesure, révélatrice de l’absence de culture politique parlementaire en France. Certes, la censure a des conséquences problématiques sur l’économie et l’état de nos institutions. Mais dans les démocraties parlementaires voisines, si l’instabilité est critiquée, elle est également considérée comme une péripétie courante en démocratie. Ce qui singularise la situation française et ne manque pas d’inquiéter, c’est l’idée que rien ne change : ni dans l’attitude du président et la pratique délétère du pouvoir qu’engendre la présidentialisation, ni dans celle des oppositions généralement portées à la surenchère. Dans ce contexte, le danger n’est pas là où il est généralement vu. La nomination d’un gouvernement, quel qu’il soit, devrait permettre de voter un budget à plus ou moins brève échéance. Les dispositions constitutionnelles, et notamment la loi spéciale, laissent penser que ce problème n’est pas insurmontable. Le locataire de Matignon, une fois nommé, aura quelques mois à tenir avant une probable dissolution de l’Assemblée nationale l’année prochaine afin de redonner de nouveau la parole au peuple.

Quant à la position de l’extrême droite, le pire n’est jamais certain. Pour le RN, la censure aura été à la fois une victoire et une défaite. D’un côté, elle a montré que ce parti constitue non seulement une puissance électorale, mais aussi une force capable de peser sur les institutions en faisant chuter un gouvernement. En revanche, le chaos provoqué par une telle décision et l’accusation de cynisme ciblant Marine Le Pen, suspectée de mettre la pression sur les juges qui pourraient la déclarer inéligible d’ici quelques semaines, signalent un retour en arrière pour le parti à la flamme. Alors que ce dernier avait tenté ces derniers mois d’incarner la responsabilité et la respectabilité, cette démarche complique une stratégie future d’union des droites, seule clé de victoire aux prochaines élections pour le RN. Les électeurs LR, pourtant proches politiquement des idées du RN, seront probablement peu enclins à soutenir ceux qui se sont comportés comme des adversaires responsables de la chute de « leur » gouvernement.

 

Ce qui guette, c’est surtout le rejet dans son ensemble du système politique par les électeurs

 

Mais là n’est pas l’essentiel. Car ce qui guette, c’est surtout le rejet dans son ensemble du système politique par les électeurs, écœurés par un fonctionnement qui les dégoûte de l’action publique. Nombre de signes devraient nous alerter : l’idée, ultramajoritaire depuis des années ,que les acteurs politiques ne se préoccupent pas des problèmes quotidiens des Français ; l’effondrement de la confiance dans les institutions, révélé notamment par les enquêtes du Cevipof ; la démission de nombreux maires ou leur décision de ne pas se représenter en 2026, lassés de leur abandon par l’État central comme de l’agressivité de la population à leur encontre, même dans les petites villes ; mais aussi et surtout une colère sociale qui ne cesse de gronder et que manifeste la révolte des agriculteurs après l’accord UE-Mercosur, lourd de menaces pour leur survie, ou encore la fronde des fonctionnaires le 5 décembre pour protester contre la chute du service public.

Pendant ce temps-là, le succès de la stratégie d’un Jordan Bardella sur TikTok, tout en images lisses et esthétisantes, transformant l’acteur politique en un mélange d’influenceur, de top model et de gourou des réseaux, ne manque pas d’interroger sur la manière dont une partie de la jeunesse perçoit l’action politique, entre désenchantement et nihilisme.   

Il y a décidément quelque chose de pourri au royaume de cette Ve République finissante, dans des institutions et une pratique du pouvoir qui emprisonnent le corps politique dans des choix insatisfaisants pour tous. Et l’on en vient à se demander ce qui permettra d’inaugurer une nouvelle page de notre vie politique, pour que s’achève ce jour sans fin dans lequel nous semblons collectivement enfermés. 

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