« Il faut que les citoyens se sentent coresponsables de l’état du pays »
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En quoi le vote de cette motion de censure est-il historique ?
On ne connaissait, sous la Ve République, qu’un cas de motion de censure réussie : le rejet du gouvernement Pompidou, en 1962. Mais les circonstances étaient absolument différentes puisque, après le vote, le président de Gaulle avait le loisir de dissoudre. Ce qu’il fit. La nouvelle élection lui donna une majorité confortable. Autrement dit, il n’existe pas de précédent à ce qui se passe aujourd’hui, car il n’y a pas de dissolution possible avant le mois de juillet.
Cette situation vous en rappelle-t-elle une autre, plus ancienne ?
En voyant l’alliance objective entre l’extrême gauche, la gauche et l’extrême droite, j’ai tout de suite pensé à la chute de Mendès France dans la nuit du 4 au 5 février 1955, après sept mois et 18 jours de gouvernement. Contrairement à Michel Barnier, il avait vraiment l’opinion avec lui. Mais la coalition entre le Parti communiste, alors très puissant, et la droite, surtout la droite colonialiste, mais aussi le MRP, avait provoqué cette chute. Une coalition contre-nature de gauche et de droite renversa ainsi un gouvernement populaire dans l’opinion. Devant cette réalité, je me dis qu’il nous manque le principe de la motion de censure constructive.
De quoi s’agit-il ?
L’idée est que celui ou ceux qui renversent un gouvernement doivent avoir dans leur musette un gouvernement de remplacement. Cette clause parlementaire existe en Allemagne, en Belgique, en Espagne… Il faudrait l’introduire dans nos institutions car, désormais, je crains que nous n’ayons plus que rarement de majorités absolues… Nous aurons plutôt des gouvernements minoritaires faciles à faire tomber.
Ce qui arrive aujourd’hui était-il inéluctable ?
Pour moi, il y a eu un tournant décisif en deux étapes. La première remonte à 2017 avec l’effondrement des partis de gouvernement et, en même temps, de la bipartition, qui avait jusque-là bien fonctionné avec des alternances entre la gauche et la droite. C’est terminé. En 2017, le PS s’effondre, Les Républicains s’effondrent. Un immense centre apparaît. Et les extrêmes se renforcent. Le danger est qu’il n’y a plus d’alternance possible. Le pouvoir n’a plus en face de lui que des partis croupions de gouvernement et des extrêmes. Cela ne s’est pas vu aussitôt parce que le bloc macronien avait la majorité à l’Assemblée. Tout semblait se passer comme avant. Mais pas du tout ! On l’a constaté en 2022 : le chef de l’État est réélu mais, cette fois, il n’a plus de majorité qu’étroite et relative. À mes yeux, c’est le deuxième temps de ce tournant. Les deux élections successives d’Emmanuel Macron ont rompu avec la tradition qui s’était installée. Je ne dis pas que c’était celle du général de Gaulle. Lui était contre le système de partis. Il n’avait pas en tête la bipartition, mais, paradoxalement, c’est lui qui l’a créée, avec l’instauration d’un vote présidentiel à deux tours. Au second tour, il y avait forcément bipartisme. Ce système s’est révélé une bonne chose puisque, après tout, il a fonctionné jusqu’à l’élection de François Hollande. Tout cela est fini, au moins pour le moment. Nous passons dans un autre système.
Lequel ?
Il n’est pas encore en place. Le système logique serait le système parlementaire. Mais l’absence de majorité implique la nécessité des alliances, des coalitions. Or ce n’est pas dans la culture politique des Français. Chacun est jaloux de son camp, de ses idées. Et s’il est prêt à faire des alliances, comme on le voit à gauche avec le Nouveau Front populaire, celles-ci sont strictement électorales. Ces alliances à concevoir doivent être solides, c’est-à-dire reposer sur ce qui pourrait être un pacte de mandature sur cinq ans, ainsi que l’avait imaginé Mendès France. Plusieurs partis peuvent s’allier sur un programme et se promettre de ne pas faire tomber le gouvernement. Nous n’y sommes pas du tout. Même à gauche, où existe un semblant de programme, il n’y a pas cette volonté de créer un gouvernement pluraliste durable.
Quelles sont les hypothèses devant nous ?
Ou bien on arrivera à faire naître une nouvelle mentalité – abandonner le « tout ou rien » et accepter le « presque », l’accommodement nécessaire, en lâchant du lest et en s’accordant sur un programme minimum d’union –, et l’on aura une nouvelle République sans en avoir changé, car les institutions le permettent. Ou bien le chaos continuera. Ce qui est à redouter, c’est alors l’appel à l’autorité. Un tiers de la population, d’après les sondages, ne croit plus en la démocratie et pense qu’un bon régime autoritaire serait plus efficace. Dans une inconscience totale des conséquences désastreuses. Comme si la liberté, ce n’était qu’accessoire. C’est pourquoi l’avenir est menaçant.
Comment éviter ce chaos ?
C’est une question très difficile, car il y a une nécessité : la conscience démocratique et politique des électeurs. Or nous en sommes loin. La connaissance des institutions est très faible dans la population. Et c’est pire encore en ce qui concerne la formation économique. Un immense travail pédagogique reste à mener pour faire comprendre que la démocratie, c’est le gouvernement de tous, que chacun y a une part de responsabilité. Cela suppose d’avoir l’esprit de l’intérêt général. Nous sommes dans une société tellement individualiste qu’on a perdu de vue l’intérêt collectif. Dans cette « société des individus » – c’est une formule de Norbert Elias –, il y a avant tout le désir de soigner ses intérêts personnels, de s’épanouir individuellement. Pour reprendre une expression de Tocqueville, il n’y a pas que des individus, mais aussi des « individus collectifs », c’est-à-dire corporatifs avant tout.
Pensez-vous que notre démocratie traverse une grande crise ?
Je le crois, parce que nous basculons d’un système de pouvoir vertical à un nouveau système reposant sur un pouvoir horizontal, qui n’est pas encore au point. Crise ne veut pas dire cataclysme, mais remise en cause et élaboration d’un changement. Je pense que nous sommes dans une période de transition sans qu’on voie exactement comment l’avenir va dessiner la solution, c’est-à-dire le remplacement de cette démocratie toute verticale, hiérarchique. Vous aviez un président, un Premier ministre qui obéissait au président, une majorité qui obéissait au Premier ministre, mais cela ne peut plus durer. Ce système était parfaitement légitime en pleine guerre d’Algérie, et alors que la IVe République s’était montrée incapable d’en régler le dénouement. C’est pourquoi le renforcement de l’exécutif par la Constitution de 1958 se révélait nécessaire. Mais nous ne sommes plus dans la même société. Se manifeste aujourd’hui une vraie demande de participation. Les Gilets jaunes ont réclamé le référendum d’initiative citoyenne, signe parmi d’autres de cette aspiration. Mais, symétriquement, se fait jour une demande d’autorité. On ne sait où aboutira cette tension entre les deux tendances.
Comment concilier ces demandes ?
D’abord par un retour à la stabilité. Si nous passons d’un régime semi-présidentiel à un régime parlementaire, pour qu’il y ait stabilité, une nouvelle mentalité s’impose. L’enjeu est important : si l’on arrive à la stabilité parlementaire, la demande d’autorité décroîtra puisque le système fonctionnera. Mais il ne faut pas oublier cette demande de participation. Il faudra consulter le peuple de manière plus fréquente que tous les cinq ans. On pourrait ainsi reconcevoir la pratique du référendum, qui, en France, s’est jusqu’ici avérée un piège. Depuis de Gaulle, c’est la plupart du temps un plébiscite : les gens ne répondent pas à la question posée ; ils votent pour ou contre le président. On doit absolument changer cela et accoutumer les électeurs à prendre part à une décision qui ne remet pas en jeu le sort du président. L’un des moyens possibles serait un questionnaire multiple, au lieu de la réponse unique et tranchante par oui ou par non. Un autre, des référendums décentralisés au niveau de la région ou de la commune. Stabilité et participation me semblent ainsi nécessaires. Il faut que les citoyens se sentent coresponsables de l’état du pays. Pendant longtemps, on a pratiqué la démocratie gouvernée, à travers des représentants. Or, aujourd’hui, on observe une aspiration à une démocratie gouvernante, dans laquelle les citoyens ont leur mot à dire dans les décisions gouvernementales.
Quelle est la part personnelle d’Emmanuel Macron dans la crise, au-delà de sa psychologie ?
Il a accéléré ce changement, d’une certaine façon malgré lui, car il a réussi à se faire élire et à établir un gouvernement du centre. Sur la question du centre, il faut s’entendre. Les gouvernements démocratiques républicains, ou presque tous, gouvernent au centre. S’ils sont élus par la droite, ils doivent tenir compte de l’opposition de gauche, et inversement. Mais, en 2017 et en 2022, il ne s’agissait pas d’un gouvernement au centre mais, pour la première fois, d’un gouvernement du centre. En même temps, M. Macron a incarné le vieux système de l’hyperprésidentialisation modelé par Nicolas Sarkozy. Y a contribué la double réforme chiraquienne de l’an 2000, c’est-à-dire l’instauration du quinquennat et le renversement du calendrier électoral.
Faudrait-il changer de république, ou la Constitution nous permet-elle tous les aménagements possibles ?
Elle le permet. Cette Constitution est souple, amendable et perfectible. Je m’élève contre la VIe République parce qu’on donne l’impression que la France est vouée à une continuelle incertitude sur son être politique. Et si l’on en crée une sixième, pourquoi pas une septième puis une huitième ? Nous sommes en République une fois pour toutes, plus besoin de numéro ! La « VIe République », ce n’est qu’un slogan des partis extrémistes.
La situation politique renforce-t-elle l’idée de la proportionnelle ?
Longtemps, j’étais pour le scrutin majoritaire. Mais s’il ne répond plus à son rôle, qui est de donner une majorité, mieux vaut passer à la proportionnelle. L’un des avantages, dans le contexte actuel, serait évidemment l’émancipation du Parti socialiste de LFI – enfin ! Chacun allant aux élections avec son drapeau, sans craindre un second tour. Dans le multipartisme d’aujourd’hui, on sent bien que la solution passerait par l’alliance du centre et du Parti socialiste, comme le souhaitait jadis Michel Rocard. Les socialistes n’en veulent pas, car des élections législatives se profilent en cas de nouvelle dissolution, sans parler des municipales en 2026. Ils sont scotchés à LFI pour des intérêts électoraux. La proportionnelle pourrait éviter cela. Non pas une proportionnelle intégrale. Le cadre peut être soit régional, soit départemental. On peut aussi comme en Allemagne instaurer un scrutin mixte, mi-proportionnel, mi-majoritaire. Pas besoin de VIe République pour cela ! Et s’agissant du gouvernement, l’article 20 de notre Constitution dit que c’est le chef du gouvernement qui gouverne, pas le président. De Gaulle n’en a pas tenu compte. Il avait fait cette concession aux caciques de la IVe qui tenaient à l’aspect parlementaire du nouveau régime. Cependant, dans ses entretiens avec Alain Peyrefitte, il l’avait dit carrément : « Le chef de gouvernement, c’est moi. » L’heure n’est-elle pas venue d’appliquer l’article 20 ?
Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO
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