Pour Agnès, pour Florence, pour Nadia

C’était mon premier jour. Mon premier jour de parente d’élève de sixième du collège Amelot. Je pensais : parendélève, au masculin et en un seul mot, et cela me faisait un drôle d’effet d’être passée de ce côté de la barrière. Parendélève moncul, disais-je depuis toujours, citant Raymond Queneau, sa Zazie immortelle (et pourtant aujourd’hui, qui lit Zazie dans le métro, ce classique plein de gros mots ?).

J’étais là, avec Henri, craintive, devant la lourde porte de métal.

Soudain, Aka a surgi, nantie d’un type du même genre. Nous nous sommes regardées, incrédules : huit heures dix-sept, deux parentes d’élèves aux yeux cernés, aux mèches em­mêlées, en sabots et en cirés, se dévisageant un long moment.

Aka et moi, nous avions tout fait ensemble. Aka, mon amie d’enfance, au beau prénom d’oie sauvage et de fusil d’assaut. Nous étions passées de l’autre côté de barrières innombrables. Nous percevions la vie comme une course de haies. Déléguées des élèves à douze ans, membres du conseil du collège à treize, déléguées étudiantes à dix-huit, syndicalistes enseignantes à vingt-cinq, femmes enceintes en colère – pour diverses raisons trop longues à évoquer ici –, jeunes mères de crèche, enfin – il n’y a pas de mot pour parents-d’enfants-à-la-crèche, c’est pourtant un groupe social très actif.

Nous étions d’une espèce bizarre : les sauvages engagées. Les solitaires responsables. Nous voulions en être, et ne pas en être. Nous nous sentions étrangères et militantes pourtant. Un peu timides, un peu casse-pieds. Et cette cacophonie intérieure nous rassemblait.

Puis Aka est sortie de mon champ de vision pendant quelques années. Mariages, voyages, divorçages.

Et soudain elle était là. Elle a dit : On le prend ce café ?

C’est redevenu indispensable à ma vie : le café, et discuter avec Aka. 

Partager nos enthousiasmes et nos inquiétudes. La guerre en Syrie, la pollution à Paris, le fond de l’air si moche, l’injustice faite aux migrants, le feu rouge en panne du boulevard des Filles-du-Calvaire, les provocations de Michel Onfray, le prix des choses, le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain, l’évasion d’un tigre blanc du Cirque d’Hiver, l’injustice faite au peuple grec. Le pilpoul du matin.

Les mois ont passé. C’était l’hiver, une fondrière bourbeuse défonçait la rue Amelot. Nous râlions et nous nous sentions bien, faisant confiance à la chaleur que tisse la parole, à cette énergie qui vient du sentiment de pouvoir penser ensemble. 

Souvent, j’arrive la première, Henri file rejoindre ses amis, en faisant semblant de ne pas me connaître. Je vais m’asseoir au fond du café, devant le métro Saint-Sébastien – Froissart.

Je me cache là parce que j’ai peur des Parents d’Élèves. Leur groupe reconnaissable, leur connivence, leur manière de me jauger, de me scanner, de me lister. Eux, ils vont au bar du Cirque. The right place, the it-bar. Ensemble, le pas souple, l’air dégagé et suffisant des maîtres du monde, dis-je, non sans dépit.

Aka les connaît mieux que moi. Elle leur trouve des excuses. Ils sont puants, trop à l’aise, trop cool, consommateurs professionnels, arbitres des élégances, du fooding du jour, des bonheurs du jour, et des nouveaux spots. Mais aucun groupe n’est attrayant en lui-même, tout groupe, ma chérie, te donne le sentiment d’avoir été constitué pour te tenir à l’écart. Cependant, si tu creuses un peu…

Excuse-moi, j’ai pas envie de creuser, j’ai pas pris ma pelle, dis-je, jalouse. J’aime pas les parendélèves, je n’aime pas que cette catégorie sociale existe, je préfère un monde sans, sans leur petit regard bobo, mon-enfant-est-mieux-que-le-tien, sans leurs pétitions contre l’absentéisme de l’infirmière scolaire, sans leurs manœuvres pour ceci et contre cela, leurs obsessions sécuritaires, leur esprit de compétition reporté sur leur merveilleuse progéniture, et je ne comprends pas comment tu peux les supporter.

Nous continuons de palabrer, et les mois passent, c’est avril, les marronniers explosent. 

Aka me trouve sectaire, et elle a raison. J’ai connu les parents d’élèves quand j’étais professeur de français de troisième dans un lycée des beaux quartiers, j’en garde un souvenir affreux. Bêtes, contents d’eux, et contents de l’être. Et toujours sur notre dos. En train de me critiquer, jusqu’à ce que je jette l’éponge, et les craies dans le même geste ample et désabusé.

Moi, dit Aka, c’est tout le contraire. À Villeneuve-le-Roi, quand j’étais pionne, les seules mères qui faisaient, bien à tort d’ailleurs, confiance à l’institution, c’étaient des femmes immigrées, parfois voilées et toujours pleines de bonne volonté. Je les aimais de tout mon cœur. Nous sommes restées amies. Avec elles, on pouvait croire à l’avenir, à un monde fraternel, à l’image de cette fête qu’elles avaient organisée un jour de juin avec des gâteaux et des jeux, un thé pour les grands-parents, des lectures, un orchestre sorti de je ne sais où, et tout le monde dansait. 

Ces personnes existent et nous en avons besoin, a dit mon amie avec gravité. Ces mères-là. 

Il y avait bien parmi elles une ou deux teignes, dis-je mollement et pour le principe. Les mères, vaste programme, comme disait le général de Gaulle.

À cet instant, Henri a surgi, le visage en sang. On s’est battus, a-t-il dit. Des grands dont je ne te dirai pas le nom, même sous la torture, harcèlent une fille de la classe depuis la rentrée. Ils vident tous les jours son cartable dans l’escalier et la frappent dans les cabinets. Ils l’appellent la cochonne. 

On a besoin de toi.

Il a fondu en larmes.

J’appelle les parents d’élèves, ai-je dit à Aka, tu as leur numéro ?

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