Les parents d’élèves critiquent régulièrement les méthodes d’enseignement des professeurs, et les professeurs se plaignent de l’attitude de certains parents. À quoi, à qui ces désaccords sont-ils dus généralement? 

Les conflits parents-profs sont souvent dus à la répartition des compétences. Qui fait quoi ? Contrairement à autrefois, la famille est désormais centrée sur le bonheur quotidien et le plaisir partagé. L’enfant qui naît est celui du désir, celui que l’on fait pour pouvoir être heureux. Il y a cette obligation un peu féroce d’être heureux aujourd’hui. Mais puisque la vie d’un adulte n’est jamais complète, que rien n’est jamais aussi parfait qu’on le souhaiterait – qu’il s’agisse d’amour, de santé, de travail –, les attentes des adultes en matière de bonheur sont beaucoup plus projetées sur l’enfant. Son bonheur est censé nous rendre heureux. 

L’enfant est par conséquent beaucoup moins bridé, limité, et l’on attend qu’il s’épanouisse. Les parents sont soulagés qu’il soit populaire à l’école, qu’il multiplie les activités plutôt qu’il soit premier de la classe, ce qui reste important aussi. Les processus de contrainte sont du coup plus difficiles à établir et les parents en viennent à déléguer à l’école quelque chose qui est de leur domaine de compétence : la morale, la politesse, le respect, le civisme. Des valeurs qui s’apprenaient traditionnellement dans la famille. 

Quelles sont les conséquences de tels désaccords sur un enfant ? 

Les conséquences sont les mêmes que lorsqu’un père et un beau-père entrent en désaccord. Pour un enfant, l’autorité est une et il accepte de s’y soumettre parce qu’elle le protège. Lorsque école et parents s’opposent, cela provoque chez lui un conflit de loyauté. L’enfant ne se sent plus protégé et doit choisir. Il prend généralement le parti de ses parents et les conséquences au point de vue de l’enseignement sont catastrophiques. L’élève commence alors à sécher les cours, à devenir bagarreur, insolent.

L’autorité est une mais ses représentants sont de plus en plus nombreux. L’éclatement du schéma traditionnel de la famille a-t-il bouleversé la manière dont les parents éduquent leurs enfants ?

Oui, la coparentalité est devenue le principe organisateur de toutes les familles, même de celles composées d’un père et d’une mère. Les deux parents sont désormais égaux et ont les mêmes responsabilités par rapport aux enfants. Sur le plan psychique, on passe donc d’un dispositif très complémentaire, où chacun occupe son territoire de compétence, à des compétences masculines et féminines qui ont tendance à se ressembler de plus en plus. La parenté devient de la parentalité, ce qui ramène la cellule familiale à un processus de négociations permanentes entre les parents. 

L’autre aspect important de la coparentalité est introduit par le divorce, les recompositions familiales, les adoptions et les PMA. Le vieil adage « un père, une mère, pas un de plus, pas un de moins » a fait long feu. Pour s’élever psychiquement, un enfant se réfère à plusieurs figures. Cela peut être deux pères ou deux mères ou, plus fréquemment, des beaux-parents. 

Quelles conséquences cette crise de la famille engendre-t-elle dans le milieu scolaire ? 

L’école est bouleversée, car elle continue de fonctionner en se référant à la loi. Or, selon la loi de filiation, les enfants continuent d’avoir deux parents, un père et une mère. Par conséquent, toutes les situations dans lesquelles le schéma familial est différent posent problème. Il est courant qu’un enfant soit davantage élevé par un beau-père que par un père, par deux pères ou deux mères, ou que sa couleur de peau soit différente de celle de ses parents. Ces situations sont plus difficiles à gérer et demandent une adaptation dans le cadre de l’école. C’est pourquoi l’urgence aujourd’hui est de s’attaquer à la loi pour qu’elle puisse reconnaître de multiples façons d’établir une filiation. Le statut des beaux-parents est, par exemple, un point fondamental.

Qu’attendent de l’école les parents ? 

Les parents en attendent plus qu’avant, notamment en termes de cadre. Ils sont pétris de contradictions. Il cherchent pour leurs enfants l’épanouissement personnel le plus complet possible et répètent « sois toi-même, deviens qui tu es, et trouve en toi ta vraie personnalité », se démarquant en cela des parents d’autrefois. Pourtant, leurs attentes en matière de réussite scolaire, même si elles sont plus masquées, sont tout aussi précises qu’avant. Au fond, ils se réservent le beau rôle et délèguent la part ingrate à l’école.

L’implication des parents dans l’école peut-elle être néfaste ? 

Je suis très favorable à ce que l’école soit ouverte à la société civile. L’école est un monde à part que la famille doit découvrir le plus tôt possible dans un objectif de collaboration. Recevoir les parents simplement dans le cadre des réunions de prérentrée, ou plus tard dans l’année pour leur faire part d’un problème avec leur enfant n’est pas intéressant. Les échanges sont alors très centrés sur l’enfant, et les relations très symétriques et non complémentaires. Dans l’hôpital pour enfants dans lequel je travaille, si l’on ne met pas tout de suite en place une pratique collaborative en recevant les parents très régulièrement, en prenant le temps pour l’explication, une rivalité s’installe très vite. À l’école, il y a quelque chose de similaire. C’est pourquoi il est nécessaire d’augmenter les pratiques collaboratives autour de l’enseignement lui-même et non seulement autour de l’enfant, afin qu’école et familles élaborent ensemble ce que sont l’autorité et l’éducation. Les parents se sentiraient moins en danger ou menacés dans leurs compétences parentales. 

Cette rivalité est-elle naturelle ? 

Oui, et elle est accentuée aujourd’hui par le souci majeur et presque obsessif de l’épanouissement de l’enfant. 

La question de la sexualité devrait-elle être abordée par les parents ou par l’école ? 

On n’est jamais de trop pour aborder ce genre de questions. L’école doit être là pour donner un enseignement de base sur le corps, sur la contraception, et sur l’homosexualité par exemple. Dans les familles, je pense que les parents n’ont rien à savoir de la sexualité de leurs ados, tout comme les ados n’ont rien à savoir de la sexualité de leurs parents. En revanche, qu’un minimum d’échanges se fasse est important. Mais pour ce genre de sujets, une troisième voix est intéressante : celle de l’adulte venant de l’extérieur et qui n’est ni parent ni professeur. Souvent, lorsque l’on entre dans une salle de classe pour sensibiliser les élèves à la protection contre le sida, le dialogue s’ouvre rapidement autour d’autres thèmes comme l’amour et l’homosexualité. 

Une troisième voix peut-elle être intéressante pour faire le lien entre parents et professeurs ? 

Oui, de plus en plus d’associations interculturelles sont d’ailleurs là pour ouvrir le dialogue entre les parents et les profs. Ma collègue Marie Rose Moro, pédo­psychiatre qui dirige la maison des adolescents à Cochin, a mis en place pas mal de choses. Tout intermédiaire qui permet d’éviter les rivalités et les affrontements pour initier des processus collaboratifs est bon à prendre.

Le nombre d’enfants souffrant de phobie scolaire est en augmentation. La famille est-elle responsable ? 

La phobie scolaire touche des jeunes ados ou enfants qui ont du mal à se séparer de leur famille et restent un peu en vigile à l’intérieur de leur maison. Il s’agit d’un problème de séparation, elle concerne donc toute la famille. On dit que le phénomène est en augmentation, mais il faut être prudent. On a désormais mis un mot sur cette maladie, ce qui lui a fait prendre une nouvelle dimension. Les profs sont plus attentifs à cela aussi. On voit des processus de collaboration entre les parents et les profs se mettre en place pour transmettre les cours, faire l’école à domicile. Les cas de phobie scolaire engendrent souvent de bons exemples de pratiques collaboratives parce qu’on est dans le champ de la maladie. L’idéal serait que l’on recoure aussi à ces pratiques dans d’autres contextes. 

L’école s’est-elle humanisée ? 

Oui, mais elle est en grande difficulté du fait de cette inhomogénéité. Elle accueille en son sein des enfants qui n’ont pas les mêmes apprentissages ni les mêmes repères. Le désarroi des profs par rapport aux élèves, c’est surtout ça.  

Propos recueillis par MANON PAULIC

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