À travers l’eau, l’air, les aliments ou encore les cosmétiques, nous sommes exposés chaque jour à de nombreux polluants qui peuvent affecter notre organisme et notamment le fonctionnement de notre cerveau. On y trouve les métabolites de pesticides ou les métaux lourds, mais aussi les perturbateurs endocriniens – ces substances qui savent imiter le fonctionnement de nos hormones et donc « pirater » le corps humain. Une publication de 2022 dans la revue Science a par exemple étudié l’impact, sur les enfants à naître, d’une quinzaine de perturbateurs endocriniens. Conclusion : ce mélange de substances perturbe la construction du cerveau de l’enfant à naître et peut retarder l’acquisition du langage.

L’exposition aux polluants routiers est associée à une moins bonne performance dans les trois domaines cognitifs étudiés

De notre côté, nous nous sommes penchés sur l’impact de la pollution atmosphérique sur les performances cognitives. Les effets sanitaires de la pollution de l’air extérieur sont étudiés depuis les années 1950 – à la suite notamment du London Smog, cet épais nuage de suie et de fumée qui avait causé une augmentation des visites chez le médecin et entraîné 4 000 à 12 000 décès prématurés. Des impacts aigus sur les hospitalisations et la mortalité liés à un pic de pollution, le champ des études s’est peu à peu élargi aux autres problèmes respiratoires tels que les crises d’asthme. Il a ensuite inclus les effets des expositions chroniques, à de plus basses concentrations, sur les maladies respiratoires, comme l’asthme ou la BPCO (bronchopneumopathie chronique obstructive), puis sur les maladies cardiovasculaires. Depuis les années 2000, les preuves scientifiques se multiplient, qui montrent que la pollution atmosphérique a en réalité un effet systémique, c’est-à-dire touche l’ensemble de l’organisme.

 

Des poumons… à tout l’organisme

Pour bien comprendre, examinons ce que nous respirons. En raison des activités humaines – chauffage, trafic routier, rejets industriels… –, l’air extérieur contient différentes substances nocives pour l’environnement ou la santé. On distingue d’une part les gaz, comme l’ozone ou le dioxyde d’azote (NO2), et d’autre part les particules fines, ces minuscules éléments liquides ou solides présents dans l’atmosphère. Plus elles sont fines, plus elles peuvent pénétrer en profondeur dans l’organisme. Par exemple, les PM10 (dont le diamètre est inférieur ou égal à 10 microns, soit un centième de millimètre) peuvent atteindre les bronchioles des poumons ; les PM2,5 (inférieures ou égales à 2,5 microns) parviennent jusqu’aux alvéoles… Rien à voir avec le cerveau, me direz-vous. Eh bien, si. Même « bloquées » là, elles peuvent engendrer une chaîne d’inflammations et un stress oxydant au niveau systémique, c’est-à-dire une agression des cellules en dehors des poumons. Quant aux particules ultrafines, leur « accès » au reste du corps est encore plus aisé : leur taille infime (inférieure à 0,1 micron) leur permet de franchir la barrière hémato-pulmonaire, de se retrouver ainsi dans le sang, puis de migrer partout dans l’organisme.

La théorie toxicologique étant posée, restait à observer l’impact concret de ces polluants sur les performances cognitives. Nous disposions pour cela de deux outils. D’une part, des cartes à niveau national et à très fine échelle (25 mètres sur 25) indiquant les concentrations annuelles de polluants liés au trafic routier. Et, d’autre part, les adresses de milliers de personnes qui ont passé des tests cognitifs dans le cadre de la cohorte Constances, un projet lancé en 2012. Nous avons comparé les deux en prenant soin de prendre en compte des facteurs de confusion : l’âge, le sexe, le niveau socio-économique de ces personnes ou le fait de fumer, par exemple.

nous sommes tous exposés à un niveau de pollution atmosphérique plus élevé que ce qui est préconisé par l’Organisation mondiale de la santé

Nos résultats montrent, entre autres choses, que l’exposition au dioxyde d’azote et au carbone suie, deux polluants issus du trafic routier, est associée à une moins bonne performance dans les trois domaines cognitifs étudiés : la fluidité d’expression, la mémoire et les fonctions exécutives (la capacité à prendre des décisions). Les particules PM2,5, elles, agissent sur la fluence verbale. Cette différence de performances peut atteindre près de 5 % chez les personnes les plus exposées. Cela signifie que, par rapport à des sujets moins exposés, elles vont mémoriser 5 % d’éléments de moins dans une liste ou mettre 5 % de temps de plus à prendre une décision.

À l’échelle individuelle, l’impact ne semble pas important. Mais nous sommes tous exposés à un niveau de pollution atmosphérique plus élevé que ce qui est préconisé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Une fois ces résultats appliqués à la population générale, l’impact devient non négligeable. En Espagne, par exemple, une étude de l’ISGlobal (Institut de santé globale de Barcelone) a comparé les performances cognitives d’enfants qui fréquentent des écoles proches d’axes routiers avec celles d’élèves d’écoles moins exposées à cette pollution, toujours en prenant en compte d’éventuelles différences socio-économiques entre les établissements. Premier constat : dès le premier test, on note une performance légèrement moins bonne, notamment en termes de mémoire, chez les enfants plus exposés. Mais au fil de l’année scolaire, cette différence va en s’accentuant. L’étude a également montré que les enfants affichaient une petite baisse de performances, notamment de l’attention, lorsqu’ils avaient été exposés à des niveaux plus élevés de pollution la veille. La pollution atmosphérique, notamment celle issue du trafic routier, a donc à la fois un effet chronique et un effet aigu.

 

Un lien avec les cas de démences ?

Nous souhaitons maintenant étudier si l’exposition à la pollution atmosphérique est associée à un déclin cognitif. Nous allons pour cela reproduire nos recherches en ayant des points successifs de mesure de la cognition chez les mêmes personnes. Si c’était le cas, cela signifierait que la pollution de l’air extérieur augmenterait, par exemple, la probabilité de développer une démence. Au Canada, déjà, une étude de l’Agence de santé publique de l’Ontario publiée dans The Lancet a montré que 7 à 11 % des cas de démence des personnes vivant près d’axes routiers pourraient être attribués au trafic routier.

Au Canada, selon une étude, 7 % à 11 % des cas de démence chez les riverains pourraient être attribués au trafic routier

Comment remédier à cette situation ? Contrairement à la génétique, la pollution atmosphérique fait partie des « facteurs modifiables » : il est possible d’agir sur la cause afin de limiter les conséquences. On peut éviter de s’exposer à certains polluants en modifiant nos comportements individuels : bannir certains produits cosmétiques et matériaux plastiques pour se prémunir des perturbateurs endocriniens, ou encore choisir des peintures exemptes de métaux lourds. Mais face à la pollution de l’air extérieur, à moins de déménager, il n’existe guère d’échappatoire individuelle. Les solutions relèvent de la politique publique. D’après une étude parue dans The Lancet en 2020, des changements dans la réglementation sur les niveaux de pollution – qu’ils soient liés au mode de vie ou à l’environnement – pourraient permettre d’éviter 40 % des cas de démence.

Bonne nouvelle : la réglementation a déjà évolué, et la concentration en polluants de l’air extérieur en Europe diminue depuis les années 1990. L’interdiction de l’essence au plomb, par exemple, a entraîné une forte baisse de la présence de ce métal lourd dans l’atmosphère. Mais un problème persiste : même aux niveaux actuels de pollution, ces substances ont des effets sur la santé et sur les performances cognitives.

L’Union européenne est en train de réviser sa réglementation sur la pollution atmosphérique. Pour les particules PM2,5, par exemple, que le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a classées comme cancérogènes en 2013, l’OMS recommande une concentration de moins de 5 milligrammes par mètre cube d’air… là où la réglementation européenne actuelle fixe le seuil à 25 milligrammes et propose un seuil à 10 dans sa nouvelle directive ! Une réglementation plus stricte entraînerait des gains sanitaires gigantesques, tant en matière de cognition que dans les autres domaines affectés par la pollution atmosphérique, des maladies respiratoires et cardiovasculaires aux cancers. 

 

Conversation avec Hélène Seingier

 

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