Qu’est-ce que l’intelligence pour vous ?

J’aime comparer l’intelligence à une anguille qui ne cesse d’échapper à nos tentatives de définition, du fait de tensions omniprésentes entre des attributs qui semblent contradictoires. Prenons quelques exemples : intelligences multiples versus intelligence générale ; intelligence consciente versus intelligence inconsciente ; intelligence logico-déductive, parfaite face à un énoncé, versus faculté de créer des solutions dont les ingrédients n’étaient pas présents dans l’énoncé (ce que le psychologue américain Charles Sanders Peirce a désigné comme l’« abduction ») ; capacité à créer des liens originaux entre des champs distincts, mais également capacité à opérer des distinctions au sein d’une chose qui s’offre pourtant comme unique, etc.

« L’intelligence est un mélange d’inné et d’acquis, mais le poids de l’acquis est incommensurablement plus important que celui de nos gènes »

Au sommet de ces tensions multiples de l’intelligence, entendue comme la possibilité de connaître le monde, il y a ce paradoxe apparent entre, d’une part, la nécessité de pouvoir ramener de l’inconnu à du connu, de faire appel donc à nos connaissances, et, d’autre part, la nécessité de pouvoir penser la singularité d’une situation présente qui n’est jamais identique à ce que nous avons déjà vécu. Cet ensemble de « contradictions » apparentes mises en tension par l’idée d’intelligence transparaît dans nombre de récits de sagesse populaire immémoriaux, où celui ou celle qui est considéré comme le plus stupide de la bande s’avère être le plus intelligent ! À cet égard, la célèbre comédie Le Dîner de cons, avec le génial Jacques Villeret, constitue une illustration contemporaine de cette énigme posée par l’intelligence-anguille : qui est intelligent ?

Prenons une de ces contradictions les plus controversées : existe-t-il une intelligence générale, ou des intelligences multiples ?

Cette tension entre intelligence générale et intelligences multiples est éclairante en soi. En effet, lorsque l’on fait le choix de décrire notre vie mentale sous la forme de traitements d’informations en tout genre (c’est le projet de la psychologie cognitive), on prend conscience que notre psyché est soumise à cette tension. D’une part et conformément à l’idée d’« intelligences multiples », de nombreux aspects de notre cognition semblent « modulaires » – pour reprendre l’expression du cognitiviste américain Jerry Fodor –, c’est-à-dire spécialisés et, surtout, relativement indépendants les uns des autres. Mais, d’autre part, il existe des situations dans lesquelles cette modularité semble brisée, au profit d’une mise en relation de toutes nos facultés au sein d’un même espace mental. Fait capital, cette brisure de modularité semble spécifique à la cognition consciente : lorsque je prends conscience d’une information, cette dernière est immédiatement accessible à ce vaste espace mental global – on parle, avec le psychologue américain Bernard Baars, de « disponibilité cognitive ». On retrouve ici l’idée d’une intelligence générale (le fameux « facteur g », pour intelligence générale). Et comme notre vie mentale est une composition complexe de processus conscients et inconscients, il me semble très légitime de garder à l’esprit ces deux polarités de l’intelligence : une intelligence générale qui renvoie à la structure de notre conscience, et des intelligences multiples spécialisées, essentiellement inconscientes, mais qui ne cessent d’être influencées par notre posture consciente.

Que nous ont appris les neurosciences sur l’intelligence ?

Les neurosciences donnent de la « chair » aux concepts psychologiques et, plus rarement, les transforment d’une manière totalement inédite. Ainsi, la tension que nous venons d’explorer entre facultés cognitives modulaires spécialisées et intelligence générale se vérifie dans la structure des réseaux neuronaux de notre cerveau. À la modularité de l’esprit répond une anatomie de la pensée dissociée en secteurs spécialisés et relativement indépendants les uns des autres. À vrai dire, le concept de dissociation neuropsychologique, formulé par la neurologie dès le XIXe siècle, l’avait déjà pressenti : par exemple, à la suite d’une lésion cérébrale X1, un patient peut perdre la compréhension du langage mais continuer à en produire, tandis qu’un autre patient avec une lésion cérébrale X2 pourra montrer le profil inverse. Il existe donc bien un Meccano cérébral dissociable, ce qui est cohérent avec l’idée de multiplicité des facultés et des intelligences. Et, d’autre part, nous avons identifié le réseau cérébral qui brise cette modularité et dont le fonctionnement semble sous-tendre notre conscience. Depuis plus de vingt ans, nous développons, Stanislas Dehaene, Jean-Pierre Changeux, Claire Sergent et moi, la théorie de l’« espace de travail neuronal global conscient », qui permet d’éclairer cette tension entre des intelligences multiples non conscientes et une intelligence générale consciente.

« L’intelligence humaine requiert donc plusieurs ingrédients absolument nécessaires »

Par ailleurs, le concept de plasticité cérébrale permet de donner corps à la condition sine qua non de toute définition de l’intelligence : notre cerveau est sans cesse modifié par les expériences que nous vivons. Les connexions entre cellules nerveuses, l’efficacité de ces connexions, l’architecture fine des réseaux de neurones et des cellules gliales [qui entourent, protègent et soutiennent les neurones]… tous ces facteurs ne cessent de se modifier au fil du temps et de l’exposition à l’environnement.

Le cerveau est-il l’unique siège de nos facultés intellectuelles ?

L’intelligence humaine requiert effectivement un cerveau en action. La mort cérébrale, mais également les comas, l’anesthésie générale, ou les états qualifiés de « végétatifs » ou de « conscience minimale », ne sont pas compatibles avec une cognition ou des comportements intelligents. Donc, oui, le cerveau est indispensable. Pour autant, un cerveau qui se serait développé en autarcie ne se montrerait sans doute pas du tout intelligent au sens évoqué plus haut. Les fonctions cognitives requièrent un cerveau, mais également des interactions précoces et permanentes avec d’autres « acteurs » : le reste des organes du corps (on peut se référer ici aux travaux d’António Damásio exposés dans L’Erreur de Descartes), mais également et surtout les autres humains, ainsi que l’environnement. Dès 1907, Francis Galton a formulé et quantifié le concept d’intelligence collective, et il a fondé un champ de recherche fascinant, qui explore l’importance et parfois les limites, voire les risques, de cette « sagesse des foules », dans la lignée du travail précurseur mené par Gustave Le Bon dans sa Psychologie des foules dès 1895.

L’intelligence humaine requiert donc plusieurs ingrédients absolument nécessaires. Le cerveau n’est certes pas le moins important d’entre eux, mais il n’est nullement le seul !

Est-il possible de mesurer l’intelligence, dès lors qu’il est si difficile de la définir ?

Il est évidemment possible de mesurer l’intelligence à l’aide de plusieurs approches, telles que les tests psychométriques, dont le QI est le plus célèbre. Il est toutefois essentiel de garder à l’esprit la limite de cette métrologie de l’intelligence : le risque de ne valoriser que ce que nous savons mesurer le plus facilement ! Il faut se garder d’exclure du champ de sa définition toutes ces précieuses facultés au nom de l’extrême difficulté à les mesurer : la créativité, l’introspection, l’esprit critique, la spontanéité, le sens de l’humour et l’« esprit de finesse » cher à Pascal. La psychométrie est donc utile et ne cesse d’ailleurs d’être enrichie, mais il ne faut pas tomber dans l’écueil illustré par la fameuse blague de cet homme qui recherche ses clés dans une rue la nuit, en se limitant au périmètre éclairé par un lampadaire. À un passant qui le croise et l’interroge : « Vous êtes sûrs de les avoir perdues par ici ? », celui-ci répond sans hésiter : « Non, mais ici il y a de la lumière ! »

L’intelligence est-elle un ensemble de facultés innées, qui dépendent de notre patrimoine génétique, ou se construit-elle tout au long de la vie ?

L’intelligence est un mélange d’inné et d’acquis, mais, à l’exception de maladies génétiques monogéniques graves, le poids de l’acquis est incommensurablement plus important que celui de nos gènes. Le concept de plasticité cérébrale et l’importance des interactions que nous avons évoquées plus haut permettent de comprendre cette asymétrie au profit de l’expérience vécue. La qualité des stimulations cognitives précoces et de l’environnement affectif est déterminante, et le demeure au fil de l’existence.

Faut-il s’alarmer de l’évolution de notre environnement, écologique ou culturel, et de son impact sur nos facultés cognitives ?

La société de l’information dans laquelle nous vivons offre une vitesse et une aisance inédites pour naviguer au sein de vastes champs de savoir, et en cela nous disposons d’atouts merveilleux pour atteindre un niveau de conscience et donc aussi d’intelligence collective sans précédent.

« L’IA offre selon moi une potentialité précieuse face aux immenses défis sociétaux et économiques majeurs actuels »

Pour autant plusieurs écueils me semblent devoir être évités. Notre intelligence ne répond pas à un modèle type « stimulus-réponse », avec une réaction spécifique à un signal, mais requiert de longues périodes de temps libres et de déconnexion de l’environnement immédiat. La possibilité de divaguer, de laisser notre esprit créer des associations nouvelles, de dormir, de rêver, tout cela est absolument essentiel. La protection de ce « temps de cerveau indisponible » aux sollicitations de toutes sortes (notifications de nos smartphones, alertes, alarmes…) est capitale. La motivation et le plaisir de l’effort cognitif font également partie des ingrédients nécessaires à un dépassement de soi, non seulement en termes de performances mesurables, mais également en termes d’enrichissement de notre vie subjective.

Quel regard le neuroscientifique que vous êtes porte-t-il sur l’intelligence artificielle ? Est-elle une intelligence à part entière ?

La comparaison de l’IA et des formes de notre intelligence naturelle est devenue un passionnant champ de recherche en soi. Plusieurs travaux récents suggèrent ainsi que les architectures de type deep learning – ou « apprentissage profond », en français – permettent de commencer à simuler ce qui se passe dans un vrai cerveau durant les 200 premiers millièmes de seconde de la perception – le temps du traitement modulaire inconscient –, mais qu’elles ne permettent pas encore d’atteindre l’étape de la prise de conscience que nous avons évoquée.

L’avènement de l’IA dans de nombreux pans de notre vie est-il à vos yeux une opportunité pour l’intelligence humaine, ou bien un risque ?

Sans angélisme idéologique, l’IA offre selon moi une potentialité précieuse face aux immenses défis sociétaux et économiques majeurs actuels. Plusieurs aspects de la profonde crise du travail que nous traversons aujourd’hui me semblent pouvoir en bénéficier. Mais, évidemment, l’une des difficultés consistera à ne pas se limiter à imiter mal des IA : il faudra oser mettre leurs algorithmes au service de notre intelligence et de notre créativité. On en revient là à l’importance du sens de l’effort, de la motivation.

Qu’avons-nous encore à découvrir sur l’intelligence ?

Presque tout. Et plus encore ! 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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