Il faut avoir un sacré toupet pour se croire habilité à dire quoi que ce soit d’intelligent sur l’intelligence. La seule excuse que j’ai à m’y risquer est d’y avoir été expressément invité. Je me lance donc, timidement...

Parmi les spécificités de l’intelligence humaine, il en est une qui ne cesse de m’impressionner : au fil du temps, certains esprits ont été capables de se poser des questions dites « contrefactuelles », qui commencent en général par : « Que se passerait-il si ? » Exemples : que se passerait-il si les corps chutaient dans le vide ? si la lumière était capable d’émettre de la lumière ? si l’on se retrouvait à cheval sur un rayon lumineux ? Ces sortes de pas de côté constituent de véritables expériences de pensée : par leur entremise, on fait dé-coïncider le monde d’avec ce qu’il montre spontanément de lui-même, pour ensuite mieux fondre sur lui. En partie grâce à eux, l’humanité est parvenue à aller « se faire voir ailleurs », c’est-à-dire à comprendre ce qui se passe en des lieux où nul n’a jamais mis les pieds. Ce stratagème intellectuel très particulier, qui fut pratiqué par des génies tels que Galilée, Einstein, Dirac et beaucoup d’autres, nous a permis de nous émanciper du contexte singulier qui est le nôtre : nous ne sommes pas n’importe où dans l’univers, nous baignons dans un champ gravitationnel qui polarise notre rapport à l’espace, et nous vivons au sein d’une atmosphère particulière. Mais grâce au recours à la contrafactualité, elle-même soutenue par de subtiles expériences, nous avons pu identifier ces biais et formuler des lois qui valent universellement, y compris dans des conditions très éloignées des nôtres, par exemple dans le vide, aux abords d’un trou noir ou dans les étranges arcanes de l’infiniment petit.

L’idée d’une hiérarchie ne devrait plus faire autorité

Jusqu’à preuve du contraire, l’intelligence dite « artificielle » n’est pas capable de telles prouesses. Pour le voir, faisons à notre tour une expérience de pensée : imaginons que nous ayons toutes les données dont nous disposons aujourd’hui à propos de l’univers, mais que la théorie de la relativité générale d’Einstein n’ait pas été découverte. Un algorithme d’IA serait-il capable, par une sorte d’induction permettant de passer des données empiriques aux lois, de découvrir les équations d’Einstein ? La réponse, à ce jour, est : non.

Il y a toutefois un revers à cela : comme ensorcelés par notre puissance cérébrale, nous éprouvons du dédain pour l’intelligence des mains et le génie du corps agissant. N’est-il pas temps de reconnaître que penser, c’est aussi être attentif à ce que l’on fait ? Mettre la main à la pâte ? Dans tous leurs gestes, dans toutes leurs décisions, le garagiste, le facteur d’orgues, le plombier, l’acrobate, le soudeur, l’électricien, le cuisinier, le verrier, le guide de haute montagne n’intriquent-ils pas la réflexion à l’action ? Aristote, déjà, considérait que l’intelligence ne consiste pas seulement à manipuler des idées abstraites : il faut de surcroît, disait-il, attraper le tour de main de l’artisan. Mais nous persistons à considérer l’accession au prétendu royaume de l’abstraction comme plus valeureuse que toute connivence charnelle avec la matière.

L’intelligence ne se mesure pas si facilement

Pour nous en guérir, sans doute pourrions-nous mettre en avant, là encore, l’exemple d’Albert Einstein. Non pas la trompeuse caricature qu’on en donne, mais sa véritable nature : Einstein était un homme symphonique, capable d’exercer son intelligence de multiples façons. Contrairement à ce que distille une vulgate lancinante focalisée sur ses capacités d’abstraction, il avait d’abord le souci de comprendre les choses les plus familières et les plus incarnées. Mettre en avant son seul travail théorique, c’est donc passer sous silence – et par là même déconsidérer – un aspect important de son œuvre : le père de la relativité fut aussi un ingénieur inventif dont les préoccupations se réfractaient dans les mécanismes et les appareils techniques les plus symboliques de son époque. Il déposa d’ailleurs plusieurs brevets pour toutes sortes de dispositifs : voltmètres, réfrigérateurs, appareils de correction auditive…

Il n’existe pas une, mais des intelligences, auxquelles pourraient s’appliquer ces mots de Stéphane Mallarmé sur les langues : « imparfaites en cela que plusieurs ». Ces diverses intelligences sont rarement commensurables les unes aux autres. L’idée d’une hiérarchie entre elles, qu’on puisse rapporter sur les barreaux de quelque échelle, ne devrait plus faire autorité : l’intelligence ne se mesure pas si facilement. En tout cas, sûrement pas par le nombre d’hectolitres de jus de crâne pressés dans l’inaction du corps et le silence des mains. Mais c’est plus fort que nous : à peine constatée l’existence d’une différence, repérée une distinction, nous vient aussitôt à l’esprit l’envie d’opérer une classification, d’établir une hiérarchie, d’effectuer un rangement : sûrs de nous, nous posons que cette forme-ci d’intelligence est définitivement supérieure à celle-là. Pourquoi ne pas simplement prendre acte qu’il existe un écart entre différentes formes d’intelligence, puis les apprécier ensemble, sans que l’une s’incline ou s’efface au profit d’une autre ?  

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