La culture dite « d’après » est prise dans une ambivalence : faire face à un désastre économique sans précédent ou mettre à profit ce temps d’arrêt historique pour se repenser. Le fait est que, pendant la crise, une série d’innovations, de créations et d’adaptations ont tracé les contours de cet « An 01 » de la culture, pour reprendre le titre de la bande dessinée culte de Gébé. Parue il y a cinquante ans, cette BD est indissociable de son slogan : « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste ! » Aujourd’hui, ce n’est pas seulement à un exercice utopique que doit se livrer la culture, mais à un devoir de mémoire vis-à-vis des signaux et des formes qui se sont manifestés pendant cette crise. Une culture dé-formatée, démocratisée, agile et mouvante, s’est expérimentée en marge des habitus culturels. Reste à répertorier les espèces apparues au sein de cet immense réservoir du futur. Une typologie de la culture au temps du coronavirus devrait permettre d’y voir plus clair.

Des écrans aux fenêtres

Une femme avec une serviette sur la tête et une gousse d’ail en guise de boucle d’oreille se tourne légèrement vers l’objectif : c’est La Jeune Fille à la perle de Vermeer. Cette image fait partie d’un jeu artistique qui a gagné la planète et qui consiste à reproduire chez soi des tableaux de maître. Un « défi » mondial pour reprendre le vocable des réseaux sociaux, lancé par trois Hollandaises confinées (#tussenkunstenquarantaine), partagé par le Rijksmuseum d’Amsterdam, puis repris par le Getty Museum de Los Angeles qui a déclenché le phénomène (#GettyChallenge). En Russie, en Iran, au Japon, aux États-Unis, en Allemagne, en Norvège, partout les confinés se sont appliqués à reproduire les œuvres de Michel-Ange, de Léonard de Vinci, de Vermeer, de Klimt, de Delacroix ou de Van Gogh sous forme de tableaux vivants. L’histoire de l’art s’est imposée à la fois comme un socle et un vocabulaire commun. Un langage international capable de relier une humanité cloîtrée.

Dans les rues du monde, d’une fenêtre à l’autre, par des chants, des poèmes, des concerts ou encore des sculptures mobiles improvisées, c’est aussi physiquement que la culture a montré sa capacité à nous relier les uns aux autres. Cette expérience numérique et physique non plus comme « activité individuelle », mais comme « lien commun », replace le rôle universellement social de la culture au centre. Il serait temps de passer de « la culture pour tous » à « la culture par tous ».

L’expérience plutôt que le produit

L’événement est sans précédent : une sorte de sono mondiale en quarantaine s’est installée sur tous les canaux de diffusion, avec une déferlante de concerts virtuels. Des « musiques de chambre », jouées devant la caméra du téléphone ou de l’ordinateur, sont venues à la rencontre des internautes-spectateurs qui les commentaient en direct. Ce phénomène de concerts virtuels ouvre la voie à une forme d’horizontalité dans le rapport aux artistes. Débarrassé des logiques de marketing ou d’un principe de nouveauté « événementialisée », le lien entre les musiciens et leur public s’est fait sur la base du « don et du désir » et non plus sur celle de « l’offre et de la demande », comme l’a joliment formulé le guitariste et chanteur Rodolphe Burger. Une approche en rupture avec la verticalité passive qui unissait les foules et leurs idoles. Du rapport consumériste à la relation d’échange, c’est toute une conception de la culture qui en ressort modifiée.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Neil Young est devenu le prince des lives de confinement avec ses sessions au coin du feu, ou si Bob Dylan, qui n’avait pas sorti de titre original depuis 2012, a enregistré la chanson-fleuve de cette crise (Murder Most Foul), se plaçant en tête des ventes de singles. À travers eux, ce sont les « à-côtés » qui sont revenus au centre, l’underground qui est remonté à la surface, l’expérience qui s’est imposée face au produit.

Il faut également noter que le plus grand concert caritatif depuis le « Live Aid » de 1985 a eu lieu pendant la pandémie. Diffusé simultanément sur les télévisions, plateformes et réseaux sociaux du monde entier, lancé par Lady Gaga et l’association Global Citizen, « One World : Together at Home » a récolté près de 130 millions de dollars au profit de l’OMS – au moment où les États-Unis de Donald Trump lui retiraient leur contribution.

Numérique et organique

La crise du coronavirus a accéléré la numérisation des pratiques culturelles. L’explosion des visites virtuelles de musées et de sites archéologiques comme Pompéi, la quantité d’œuvres (livres, films, captations d’opéras et de pièces de théâtre) mises à disposition par les différents acteurs du monde culturel, sont venues à la rescousse d’un public privé de sortie. Cet élan de solidarité et d’adaptabilité a poussé les uns et les autres à concevoir le numérique comme un véritable relais de la démocratisation culturelle. Ainsi les contenus numérisés ne jouent pas seulement le rôle de substituts, voire de concurrents, de la culture « hors écrans » : ils constituent de formidables incitateurs d’expériences culturelles « réelles ».

On peut craindre un déclin de la culture in vivo et de l’expérience collective, au profit d’une consommation individuelle en ligne. Mais cette crise a montré la fin d’un antagonisme binaire entre ces deux mondes. Développer une offre numérique ou des partenariats avec des acteurs du numérique pour toucher de nouveaux publics, inverser un calendrier de diffusion entre le physique et le digital, entre la sortie en ligne et la sortie en salle, adapter les propositions en fonction des projets : autant d’opérations qui existaient avant que la culture ne se retrouve à l’arrêt et qui ont pris tout leur sens. C’est la pertinence mais aussi l’encadrement de cette complémentarité entre numérique et organique qui devient le nerf de cette guerre qui n’en est plus une.

Un laboratoire pour la télé de demain

Une des caractéristiques de la culture pendant cette phase d’expérimentation historique, c’est la remise en question de systèmes et de réflexes éculés. La renaissance de la télévision publique en temps de confinement a remis les missions d’éducation, d’information et de partage de la culture au cœur de son action. France 4, annoncée disparue à la fin de l’été 2020, pourrait être maintenue ; le succès des films de « patrimoine » a montré la nécessité de transmettre la culture cinématographique (et pas seulement les aventures de Louis de Funès) au plus grand nombre ; les contenus labélisés « nation apprenante » ont prouvé que le bon vieux poste de télé avait d’autres vertus que celle du pur divertissement. Cette crise aura constitué un laboratoire pour la télévision de demain et rédigé une feuille de route pour la réforme de l’audiovisuel public. Les a priori concernant les attentes du public ou la fracture entre les jeunes et les anciens en ont pris pour leur grade.

Cette crise a également poussé les industries culturelles, notamment le cinéma et l’édition, à se poser la question de la surproduction, comme elle a incité les grosses galeries d’art contemporain à reconnaître qu’il fallait mettre fin à l’overdose de foires. Une réduction d’échelle et une sobriété vertueuse pourraient voir le jour à l’issue de ce big bang culturel. En tout état de cause, il faudra compter avec la galvanisation de ceux et celles qui ne souhaitent pas repartir « en avant comme avant ». À la manière des tiers lieux, une « tierce culture » faite d’expérimentations, d’échanges et d’improvisations a pris forme. C’est dans ce monde en friche, formé à la marge d’un secteur culturel à l’arrêt, que peut s’inventer « la culture d’après ». 

 

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