Le tracé serpente le long des côtes de Papouasie-Nouvelle-Guinée : ici le futur champ gazier, là le pipeline qui mènerait aux terminaux d’exportation. Alors que les climatologues exhortent l’humanité à cesser tout nouveau projet d’extraction d’énergie fossile, le projet Papua LNG, s’il voit le jour, contribuerait à émettre 220 millions de tonnes de CO2, aggravant le dérèglement du climat. TotalEnergies et Exxon Mobil mènent cette initiative, dont le coût est estimé à plus de 10 milliards de dollars. À leurs côtés, un « conseiller financier » sans qui rien ne serait possible : le Crédit agricole.

 

Un rôle crucial

Exploration pétro-gazière en Arctique pour BNP Paribas, gaz de schiste pour BPCE-Natixis, pétrole saoudien pour la Société générale… Comme tout projet industriel, l’exploitation d’hydrocarbures serait impossible sans le soutien des banques – a fortiori des enseignes françaises, dont la taille est gigantesque. « Les banques ont les clés de l’économie de demain, elles la façonnent », martèle Lucie Pinson, de l’ONG Reclaim Finance. À la manière d’un cœur, elles font circuler l’argent dans les veines de l’économie en prêtant aux entreprises ou en les aidant à trouver des investisseurs sur les marchés financiers.

Les calculs du cabinet Carbone 4 et de l’ONG Oxfam sont sans appel : en 2020, les activités des plus grandes banques françaises auraient entraîné 25 fois plus d’émissions de gaz à effet de serre qu’elles n’ont permis d’en épargner. 

En septembre dernier, une enquête de plusieurs médias européens, dont Le Monde, révélait que les banques européennes avaient permis à l’industrie fossile de lever plus de 1 000 milliards d’euros en sept ans, grâce à l’émission d’obligations. Officiellement, les mastodontes hexagonaux jurent pourtant qu’ils veulent limiter le changement climatique, rivalisant de publicités verdoyantes et d’engagements responsables. Le Crédit agricole, par exemple, clame sa volonté d’« accélérer l’avènement des énergies vertes en lieu et place des énergies fossiles ». Et, de fait, les banques soutiennent des entreprises actives dans le solaire ou l’éolien, ce qui permet d’éviter certaines pollutions. Mais les calculs du cabinet Carbone 4 et de l’ONG Oxfam sont sans appel : en 2020, les activités des plus grandes banques françaises auraient entraîné 25 fois plus d’émissions de gaz à effet de serre qu’elles n’ont permis d’en épargner. On ne se désengage pas si facilement de secteurs aussi stratégiques.

 

Les banques jouent sur les mots

Pour démêler la relation ambiguë entre les banques françaises et les énergies fossiles, commençons par parler d’une promesse qui a été tenue : la fin du soutien au charbon, un combat que les activistes mènent depuis les années 2000. « Aujourd’hui, globalement, c’est fini, se réjouit Lucie Pinson, tête de proue de la lutte. Il y a toujours des failles ici ou là, mais dans l’ensemble les banques françaises sont mieux disantes et mieux faisantes que les banques à l’international. »

En matière de pétrole et de gaz, en revanche, tout est plus flou. Reclaim Finance a même créé un comparateur en ligne – « Oil and Gas Policy Tracker » –, tant les banques jouent sur les mots. Elles jurent qu’elles ne financent plus directement les « projets » fossiles mais continuent de prêter aux entreprises qui les portent ; elles promettent de bannir les clients dont l’« activité principale » est la production de pétrole, mais soutiennent toujours des géants comme TotalEnergies, car leurs opérations de production sont diluées parmi d’autres – transport, raffinage ou stations-service.

Se défiant des déclarations, les ONG Data for Good et Éclaircies se sont penchées très concrètement sur le financement des « bombes carbone », ces méga-projets énergétiques qui pourraient émettre au moins un milliard de tonnes de CO2 chacun. Verdict : en 2022, les quatre principales enseignes hexagonales – BNP Paribas, Société générale, Crédit agricole et BPCE-Natixis – ont octroyé 17 milliards d’euros « à onze grandes entreprises, que l’on peut relier à cinquante et une bombes carbone distinctes », résume Le Monde.

En 2022, les quatre principales banques hexagonales ont octroyé 17 milliards d’euros « à onze grandes entreprises, que l’on peut relier à cinquante et une bombes carbone distinctes »

« On ne demande pas aux banques de ne plus être exposées du tout au pétrole ou au gaz, on a encore besoin de ces énergies, précise Lucie Pinson. Par contre, elles doivent cesser tout soutien à de nouvelles capacités de production et de transport, et refuser d’apporter leur appui aux entreprises qui développent ce type de projets. »

Ces derniers mois, la BNP puis la Société générale ont fait un pas dans cette direction, devenant les nouvelles bonnes élèves. L’avenir dira si ces promesses seront tenues. Car, jusqu’à récemment, ces deux banques étaient celles dont les entreprises clientes étaient les plus polluantes. Entre 2017 et 2019, d’après les calculs du cabinet Carbone 4 et de l’ONG Oxfam, pour chaque euro investi ou financé, la Société générale émettait 70 % de gaz à effet de serre de plus que le Crédit mutuel ou que le groupe BPCE-Natixis, et 80 % de plus que La Banque postale.

 

Influencer les entreprises polluantes ?

Le moment est venu de donner la parole aux principales intéressées. BNP Paribas – seule banque commerciale à nous avoir répondu en détail pour cet article – assure faire déjà « énormément d’efforts ». « À la date de fin septembre 2022, sur les 50 milliards d’euros de financement accordés au secteur de l’énergie, la moitié va aux énergies renouvelables, détaille Laurence Pessez, directrice RSE. Par ailleurs, nous sommes totalement sortis du charbon et nous ne finançons plus les entreprises qui tirent la majorité de leurs revenus du pétrole et du gaz de schiste. » Un double manque à gagner qui se chiffrerait à 150 millions d’euros chaque année.

Est-il cohérent de continuer à travailler avec des champions mondiaux des fossiles comme TotalEnergies ? « Nous jouons un rôle d’aiguillon, en les poussant à accélérer leur transition, assure la responsable. Quand on arrête de financer un client, on n’a plus de pouvoir d’influence. Il nous semble plus responsable de conserver une relation. » Les crédits accordés aux majors pétrolières ou gazières seraient d’ailleurs « circonscrits », c’est-à-dire fléchés vers des investissements moins dommageables pour le climat. Julien Lefournier, cadre repenti du Crédit agricole et de la Société générale, est sceptique : « Je n’y crois pas une seconde, les documents de crédits sont hyperstandardisés », affirme le coauteur du livre L’Illusion de la finance verte, paru aux éditions de l’Atelier en 2021. « Et de toute façon l’argent est fongible : lorsqu’il s’agit de prêts corporate, c’est-à-dire accordés à l’ensemble de l’entreprise, les sommes ne peuvent pas être moralement réservées aux éoliennes ou au photovoltaïque. »

Entre arguments et contre-expertises, le débat pourrait se complexifier à l’infini, ce qui démontre surtout le besoin d’un arbitrage extérieur. Mais celui-ci tarde à se mettre en place. Pour Yves Perrier, président du tout nouvel Institut de la finance durable, il est urgent de patienter : « La transition écologique est une révolution industrielle. Elle nécessite une nouvelle économie politique, de nouveaux indicateurs de performance, etc. » À partir de 2024, les entreprises européennes devront toutes publier leur bilan carbone. « On disposera alors des données pour établir les bilans carbone des banques et ensuite agir, poursuit celui qui a longtemps présidé Amundi, le gestionnaire d’actifs du Crédit agricole. Ça peut paraître insatisfaisant, mais il ne faut pas brûler les étapes. »

« Dès le premier euro sur votre compte courant, vous pouvez contribuer à financer soit des énergies fossiles, soit des renouvelables, selon la banque choisie »

L’appel au pragmatisme ne passe pas chez les activistes du climat. « En attendant la réglementation, les banques financent de nouveaux projets fossiles et nous enferment dans un monde toujours plus carboné, avec des émissions de gaz à effet de serre qui perdureront sur des décennies », dénonce Alexandre Poidatz, de l’ONG Oxfam.

Reste la question qui fâche : les banques ont-elles le pouvoir de désintoxiquer l’économie des hydrocarbures, qui fournissent encore les trois quarts de l’énergie utilisée dans le monde ? « La finance ne peut pas transformer le monde à elle toute seule : elle est le reflet de l’économie, résume Yves Perrier, de l’Institut de la finance durable. Si l’économie devient verte, la finance le sera. »

 

La monnaie « mise au service d’intérêts privés »

Pour Julien Lefournier, repenti de la finance, les banques commerciales possèdent un pouvoir d’impulsion plus important que ce qu’elles veulent bien admettre. En effet, dans notre métaphore du cœur irriguant l’économie, ce sont elles qui créent le sang, c’est-à-dire la monnaie qui circule. Chaque crédit accordé donne lieu à une création de monnaie scripturale – une inscription sur le compte courant de l’emprunteur – qui sera détruite une fois le prêt remboursé. « La monnaie, qui est fondamentalement un bien commun, est donc mise au service d’intérêts privés, déplore Julien Lefournier. La société ne dispose d’aucun outil pour que la création monétaire réponde non seulement aux besoins de la sphère marchande mais aussi aux impératifs écologiques. »

À ses yeux, seule la réglementation pourrait forcer les banques à dédaigner les énergies fossiles au profit de secteurs plus verts, mais souvent moins rentables. Elle pourrait par exemple interdire l’exploitation du charbon, plutôt que d’attendre que les banques cessent de le financer. Ou statuer clairement sur l’avenir des alternatives comme l’hydrogène, afin que les banques se lancent sans craindre un revirement. Faute de quoi le pétrole et le gaz continueront de passer pour des placements terriblement sécurisés.

Problème : les tentatives d’encadrement du secteur bancaire font du sur place. Des négociations visent par exemple à imposer le devoir de vigilance aux grandes entreprises européennes, mais il est fort probable que les banques en soient exemptées. De même, lorsque le Conseil national de la consommation se lance dans le décryptage des « allégations vertes » des produits non alimentaires, il exonère un seul secteur : la finance verte. « Pourquoi est-elle exemptée de tout contrôle ? Aucune autre raison que le lobbying », assène Julien Lefournier.

 

Deux banques éthiques

Aux épargnants qui voudraient être sûrs de ne pas cautionner les compagnies fossiles, Lucie Pinson, de Reclaim Finance, conseille de changer de banque : « Le Crédit coopératif est un bon élève, tout comme La Nef pour les produits d’épargne. » Ces deux banques éthiques ont en effet exclu les énergies fossiles de leur portefeuille et financent plutôt l’économie sociale et solidaire, le secteur culturel ou l’agriculture biologique. L’épargne y est aussi sécurisée qu’ailleurs – à hauteur de 100 000 euros par déposant – mais le bilan carbone des activités qu’elles soutiennent fait figure de poids plume : 120 tonnes d’équivalent CO2 par million d’euros prêté, selon Carbone 4. « C’est quasiment quatre fois moins que la moyenne des banques françaises, s’enorgueillit Valérie Vitton, directrice du marché des personnes morales pour le Crédit coopératif. Les taux de rémunération des livrets sont comparables à ceux des autres banques, mais nous ne pratiquons ni la spéculation ni le recours aux paradis fiscaux. »

La Nef, elle, ne propose pas encore de compte courant, mais pousse la transparence jusqu’à publier la liste de tous les projets qu’elle finance. Fait rare en France, les deux structures voient le nombre de leurs clients particuliers augmenter ces dernières années. « Notre clientèle a beaucoup rajeuni, se réjouit Yvan Chaleil, membre du directoire de La Nef. La génération climat, ceux qui sont allés dans la rue pour dire que la planète brûle et que les banques ne font rien sont venus ouvrir un livret chez nous. »

Bien sûr, un emprunt en cours ou une phobie administrative peuvent dissuader de changer d’établissement. « On peut simplement ouvrir un compte épargne ailleurs, pour soutenir des projets qui ont du sens, encourage Lucie Pinson, de Reclaim Finance. L’important est de faire savoir à votre banque pourquoi vous partez. » Et pas besoin d’être riche à millions pour faire une différence. « Dès le premier euro sur votre compte courant, vous pouvez contribuer à financer soit des énergies fossiles, soit des renouvelables, selon la banque choisie, souligne Valérie Vitton, du Crédit coopératif. Si tout le monde se posait ces questions, les choses pourraient évoluer plus vite et faire muter les autres banques. »

L’éternel principe des petits ruisseaux et des grandes rivières, donc. Appliqué aux veines de l’économie. 

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