Burn-out
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Ce n’est pas facile tous les jours, de travailler chez Fossil Corp, quand l’actualité ne cesse de vous rappeler le boulot. Surtout le week-end.
L’actualité de ce dimanche, c’est cette canicule précoce qui s’installe sur la France…
Alice soupire. Les industries fossiles sont-elles pour quelque chose dans le réchauffement climatique ? Bien sûr. Mais elles n’en sont pas moins indispensables à l’économie. Alors elle a choisi de batailler de l’intérieur. C’est Mike, le CEO de Fossil Corp, qui lui a mis le marché en main en 2015, après l’accord de Paris : « Vous allez nous aider à devenir no 1 des énergies renouvelables. Je vous préviens, nous n’allons pas arrêter le pétrole. Ni le gaz. Mais je vous promets que nos profits financeront la transition. »
Huit ans plus tard, le groupe a changé son logo, plus vert. Ses pratiques ? Pas encore. Mais Alice s’accroche.
Au Portugal, les incendies ont déjà détruit plus de 2 000 hectares de forêt dans l’Alentejo…
… 100 000 tonnes de carbone parties en fumée, songe-t-elle. C’est devenu un réflexe depuis qu’elle a travaillé sur le plan Neutralité carbone 2050 du groupe : elle calcule le coût carbone de tout. Un espresso : 90 grammes. Un steak : 5 kilos. Un aller-retour pour Marrakech : 1 tonne. Et le jet de Mike pour Davos ? Elle préfère ne pas y penser. #privilègescarbone, comme écrit Louise sur les réseaux sociaux.
Dans la région de Monchique, les pompiers sont à bout de forces…
Alice sent une pointe lui brûler l’estomac. Monchique ! Fossil Corp y avait investi dans une plantation d’eucalyptus, il y a trois ans. Ce projet, elle n’y était pas favorable. Toutes les multinationales ont promis de planter des arbres pour compenser leurs émissions de carbone, la Terre est trop petite pour les accueillir tous.
« Le marché, c’est le jugement ultime. Déranger le marché, c’est déranger le monde »
– Et alors ? avait soulevé Jean-Louis, le directeur juridique. L’eucalyptus, ça brûle bien, non ? On pourrait acheter la forêt, mettre le feu dans deux ans, et replanter. Fini le problème de place, et double crédit carbone !
Ça se voulait une blague. Mais elle n’a jamais oublié son sourire satisfait. Et le rire de Mike.
L’armée a été mobilisée sur place. D’après la police, l’incendie de Monchique pourrait être d’origine criminelle…
Bouffée de sueur. Quelqu’un, chez Fossil Corp, aurait-il vraiment pu ordonner ça ? Elle n’ose pas y croire.
Aujourd’hui, le groupe ne plante plus d’arbres. Le nouveau credo, c’est la préservation de la forêt. Des milliers d’hectares protégés au Brésil, avec des projets d’agroforesterie certifiés par le no 1 du secteur.
Elle avait convaincu le Comex d’y aller. Convaincre sa fille, en revanche, c’était plus compliqué.
– Si j’ai bien compris, a dit Louise l’autre jour, vous êtes un peu comme un gars armé d’une tronçonneuse qui dirait : « Donnez-moi un crédit carbone sinon je vais couper cet arbre. » Et ensuite il faudrait vous remercier de l’avoir laissé en vie ? Super, bravo. Et j’imagine que tu vas prendre l’avion pour aller faire de belles photos d’Amazonie ?
Alice l’a envoyée dans sa chambre. Mais elle aurait peut-être dû prendre l’avion pour aller voir. Parce que la semaine dernière, elle a appris que les projets au Brésil étaient bidon. Rien, nada. Sur place, ils ont distribué des T-shirts, et la déforestation a continué. La promesse était virtuelle ; les crédits carbone, eux, étaient bien réels. 6,66 euros la tonne, le prix du marché. À ce compte, ce n’est plus du greenwashing, c’est du blanchiment.
Le monde vacille sous les pieds d’Alice et son téléphone vibre dans sa poche.
Réunion d’urgence demain 8 heures pour Monchique.
Ira-t-elle à cette réunion ? Sans doute. Mais cette fois, elle laissera ses illusions à la maison. Qui sait, Louise tombera peut-être dessus en cherchant son cahier de maths.
Batailler de l’intérieur. Elle y a cru, vraiment. Laisser faire le marché : c’est tout ce qu’on lui avait appris. Le marché, c’est le jugement ultime. Déranger le marché, c’est déranger le monde. Mais elle ne peut plus se mentir. Elle sait que c’est faux. Qu’il n’y a pas de main invisible sur le marché du carbone. Que la main est cachée, et le jeu truqué. Elle sait que Fossil Corp n’atteindra pas la neutralité carbone en 2050. Elle les a vus, ces nouveaux contrats de gaz signés en 2023 pour vingt-sept ans, comme si tout allait s’arrêter pile en 2050. Elle sait aussi les mensonges cachés dans les non-dits, et les clauses de Jean-Louis. Le prix à payer, pensait-elle. Elle n’arrive plus à le penser.
Et si Louise avait raison ? L’autre jour, Alice a rêvé de Jean-Louis avec une tronçonneuse.
Des mots se bousculent dans sa tête. Démission. Lanceuse d’alerte. Mais elle n’a pas l’âme d’une héroïne. Rejoindre une ONG ? Elle hésite. Elle a gardé quelques amies dans le milieu militant, la moitié sont en burn-out. À croire que tout brûle, de nos jours.
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