Depuis les années 1970, des microbiologistes australiens alertaient les autorités sanitaires internationales sur le caractère cyclique des pandémies de grippes venues du sud de la Chine – partie de Hong Kong, la pandémie de 1968, dite H3N2, tua un million de personnes. L’hypothèse de ces scientifiques était que la densité des relations entre humains, cochons et oiseaux sauvages et domestiques, dans cette région tropicale, en faisait un « réservoir à virus ». Cette hypothèse a été confirmée par l’émergence du virus H5N1 de grippe aviaire à Hong Kong en 1997, qui a infecté environ 800 personnes dans le monde, dont 500 sont mortes. Elle a mené à une mobilisation globale contre les maladies respiratoires émergeant en Chine après 2003 et la crise du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère, aussi désigné par son acronyme anglais SARS), qui a infecté environ 8 000 personnes et en a tué 800.

Il y a cependant une différence de taille entre les virus de grippe et les coronavirus, famille à laquelle appartient le virus du Covid-19, qui a infecté au 26 mars 2020 près de 500 000 personnes et en a tué plus de 20 000, selon l’Organisation mondiale de la santé. Le virus de grippe est un virus de petite taille qui mute en permanence et se transmet, à travers de multiples variantes, des oiseaux aux humains en passant par le véhicule intermédiaire du porc, dont les trachées respiratoires contiennent des récepteurs pour les virus aviaires et humains. Le coronavirus est un virus beaucoup plus gros, protégé par une couronne, dont les mutations sont rares : depuis son émergence en décembre 2019 à Wuhan, le SRAS-CoV-2 – c’est le nom que les scientifiques américains lui ont donné pour souligner sa ressemblance avec le virus du SRAS – est resté très stable, aussi bien au niveau de sa séquence génétique que de sa létalité. Ce qui pose problème, c’est sa contagiosité : à la différence du SRAS, il se transmet de façon asymptomatique pendant plusieurs semaines, et pourrait rester en suspension dans les particules d’air du fait de la pollution industrielle.

Autre différence de taille : les virus de grippe sont portés par les oiseaux (notamment les canards, considérés comme des porteurs sains parce qu’ils larguent des virus de façon asymptomatique dans les milieux aquatiques) alors que les coronavirus sont portés par les chauves-souris. On a découvert depuis les enquêtes menées sur le SRAS, mais aussi sur des virus appelés Hendra et Nipah qui ont émergé en Australie et en Asie du Sud-Est, que les chauves-souris hébergent une quantité affolante de virus qui n’ont jamais été observés chez l’homme, du fait que, vivant dans des colonies multispécifiques, elles ont développé des mécanismes de résistance immunitaire à ces virus, ce qui expliquerait leur longévité – 30 ans – et leur capacité à voler en consommant peu d’oxygène. Les « chasseurs de virus » sont souvent des passionnés d’oiseaux sauvages et de chauves-souris : ils passent des jours à traquer ces animaux dans leur environnement en espérant prélever des échantillons qui leur permettront de ramener de nouveaux virus dans leur laboratoire.

Qu’est-ce que cette découverte récente nous dit quant à ces pandémies, causées par les virus de grippe ou les coronavirus, devenues les maladies emblématiques de notre mondialisation ? Deux interprétations sont possibles, l’une écologique et l’autre symbolique. L’explication écologique affirme que les oiseaux sauvages et les chauves-souris se rapprochent des habitats urbains des humains du fait de la destruction de leurs colonies sauvages. C’est notamment le cas des chauves-souris, que la déforestation contraint à se réfugier dans les arbres des banlieues ou dans les ruines des villages. C’est aussi le cas des oiseaux sauvages, puisque la croissance de l’élevage de volailles s’est accompagnée de l’extinction d’un grand nombre d’espèces sauvages. De surcroît, les Chinois élèvent des canards sauvages aux côtés des canards domestiques de façon à renforcer le potentiel génétique et la résistance de ces derniers face aux maladies infectieuses, mais aussi pour augmenter leur vigueur et leur qualité gastronomique et nutritive. La « vertu », dans la médecine chinoise traditionnelle, est souvent associée à une « force » sauvage. C’est ce qui explique que les Chinois aient accru récemment leur consommation de pangolins, au point d’avoir construit des élevages de ces petits mammifères. Dans la pratique de l’élevage en Chine, le sauvage côtoie souvent le domestique, ce qui augmente le risque de transmission de pathogènes.

La deuxième explication est symbolique. Les animaux volants – oiseaux et chauve-souris – rendent malades les humains à travers des pneumonies atypiques qui se transmettent par la toux via la circulation aérienne. Pour que les coronavirus du SRAS en 2003 et du SRAS-CoV-2 en 2019 se transmettent des chauves-souris aux humains à travers les animaux sauvages consommés dans la médecine chinoise traditionnelle, il a fallu que les premiers humains porteurs du virus passent de ces marchés apparemment archaïques aux grandes villes de la modernité chinoise : Canton, Hong Kong, Toronto, Wuhan, Shanghai… Puis, pour que ces virus deviennent pandémiques, il a fallu que des touristes chinois ou des expatriés en Chine prennent l’avion vers l’Europe, l’Amérique, l’Afrique… On estime ainsi que la rapidité de la diffusion des pandémies de la fin du xxe siècle par rapport aux grandes pandémies des siècles précédents tient à la différence de vitesse entre l’avion, le train et le bateau. Nous sommes malades des animaux volants parce que nous sommes malades d’être devenus des animaux volants.

Qu’en conclure pour remédier à la crise ? D’abord que l’arrêt brutal de l’économie mondiale pour contenir la diffusion du Covid – un tiers de la population mondiale confinée, un autre tiers sortant de confinement, le troisième attendant son tour avec angoisse – a diminué drastiquement la circulation aérienne et limité la pollution industrielle. De ce point de vue, les oiseaux et les chauves-souris ont gagné en reprenant leurs droits dans l’espace aérien. Cela signifie-t-il qu’après la fin du confinement, il faudra maintenir cet arrêt de l’activité mondiale ? Évidemment, non : l’activité reprendra, mais un signal aura été entendu, on ne pourra plus prendre l’avion avec la même innocence, on songera en cliquant sur un site pour acheter un billet que le départ n’est pas certain. L’évidence d’un monde où l’on peut partir à l’autre bout de la planète pour un coût faible aura disparu – de même, on peut l’espérer, que le scandale d’un monde où l’on mange de la viande pour une somme dérisoire qui ne rétribue pas les éleveurs pour le travail qu’ils font avec leurs animaux.

Cette notion de signal d’alerte est importante, car elle comble le fossé entre l’explication écologique – qui repose sur des observations naturalistes et des modèles épidémiologiques – et l’explication symbolique – qui ne semble reposer que sur des analogies littéraires et des spéculations philosophiques. Ce qui est commun dans les deux schémas, c’est l’idée selon laquelle les oiseaux sauvages et les chauves-souris nous envoient des signes que notre mode de consommation et de circulation n’est pas le bon. Les oiseaux et les chauves-souris ont développé pendant des millénaires d’évolution des mécanismes qui leur permettent de voler avec un coût métabolique très faible. Nous avons inventé au cours du dernier siècle des mécanismes qui nous permettent de voler avec un coût métabolique très élevé. Comme nous ne pouvons pas devenir des oiseaux ou des chauves-souris, il faut commencer par écouter les signaux qu’ils nous envoient. 

 

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